Si vous avez découvert Qwant dans la presse ou sur les réseaux sociaux ces dernières semaines, il y a de bonnes chances pour que vous ayez moyennement envie de tester le service. En 2019, le moteur de recherche français semble vivre un été horribilis médiatique, sa réputation ayant été écornée par plusieurs enquêtes venues de différentes rédactions.
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Depuis juillet, La Lettre A, Mediapart, Le Canard enchaîné, Next INpact ou Le Figaro ont mis en lumière, pêle-mêle, des irrégularités financières dans l’entreprise, une communication bégayante (pour ne pas dire erronée), des soucis techniques dans la conception de son produit et même des zones d’ombre dans le passé de l’un de ses fondateurs, le Corse Eric Léandri. Pourtant, quelques mois plus tôt, Qwant était encore aux yeux de la presse (et du public) cette réussite française, ce champion du numérique souverain adoubé publiquement (et financièrement) par l’État.
Les espoirs du “Google français”
Il faut dire que jusqu’ici, l’histoire de Qwant tenait du féerique. Le 4 juillet 2013, Éric Léandri, Jean-Manuel Rozan et Patrick Constant lancent leur produit avec une ambition dingue : s’imposer comme l’alternative à Google, en proposant un service respectueux de la vie privée et de la confidentialité.
Concrètement, Qwant n’installe pas de cookies et de traqueurs exploitant les données des utilisateurs, ce qui lui permet d’assurer la neutralité des résultats de recherche et de proposer un modèle économique différent des Gafam (les grands groupes que sont Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft). Le pari est ultra-risqué, mais touche une corde sensible : alors que l’armée française s’empêtre dans des contrats géants passés avec Microsoft, des voix s’élèvent pour réclamer plus de souveraineté numérique.
Dès 2014, Qwant fait entrer dans son capital le groupe d’édition allemand Axel Springer, alors en guerre contre Google, qui signe au passage un chèque de 5 millions d’euros. L’année suivante, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, en parle comme du “Google français en marche”. La Banque européenne d’investissement (25 millions d’euros en 2016) puis la Caisse des dépôts et consignations (15 millions d’euros en 2017, plus une entrée dans le capital à hauteur de 20 %) sont séduites.
(© Cadre et Dirigeant/Le Parisien/Nice-Matin)
Le moteur préféré des secteurs stratégiques
Aujourd’hui doté d’un budget de 50 millions d’euros, fonctionnant en 28 langues et présent dans 40 pays, Qwant a tout de la success story hexagonale. Champions nationaux à ancrage régional, le “Google français” et son charismatique PDG mettent la presse dans leur poche. Tout le monde a une bonne raison d’aimer Qwant et Éric Léandri : presse généraliste nationale, publications spécialisées axées business et tech, quotidiens régionaux… les partenariats se multiplient.
La croissance est spectaculaire. Dans sa quatrième version, le moteur de recherche est devenu un véritable écosystème. Il y a Qwant Music, un moteur de recherche d’albums et d’artistes. Qwant Junior, l’outil des 6-12 ans qui filtre les publicités et les contenus violents, pornographiques et commerciaux. Qwant Maps, qui concurrence Google Maps avec le même souci de confidentialité des données. Et depuis le 27 juin, Qwant Causes, un outil de financement de projets intégré à la plateforme.
En constante croissance (le chiffre d’affaires devrait dépasser les 10 millions d’euros, écrivait Challenges en mars), l’entreprise embauche 140 à 150 personnes à Paris, Nice et Ajaccio, revendique 18 milliards de requêtes en 2018 (Google en totalise 3 milliards… par jour) et estime posséder de 5 à 6 % des parts de marché. Éric Léandri vise 350 milliards de requêtes d’ici 2022 et s’apprêterait à lever 30 millions d’euros.
Mieux, le moteur de recherche équipe le ministère des Armées, l’Éducation nationale, Thales, Safran, l’Assemblée nationale, France Télévisions, le Centre national d’études spatiales (Cnes) et six régions françaises. Un sacré tableau de chasse stratégique, à l’heure où la France pousse pour devenir le champion européen du numérique et fait vivre l’espoir d’une technologie souveraine.
Qwant, “l’indépendance” fournie par Microsoft
(© Next INpact/Le Virus informatique)
Pourtant, à y regarder de plus près, un autre portrait de Qwant se dessine, plus sombre. En 2013, Guillaume Champeau, alors journaliste chez Numerama, avait écrit que “Qwant n’est pas un moteur de recherche, mais une interface”.
Avec le blogueur Lucien Théodore, il remarque que les résultats de recherche proposés par Qwant sont en réalité ceux de Bing, le moteur de recherche de Microsoft, mais aussi d’Amazon ou de Kurrently, qui agrège les résultats de réseaux sociaux. En d’autres termes, Qwant n’a pas développé son propre moteur de recherche et ne serait qu’un “métamoteur”. Toutefois, l’entreprise n’est pas rancunière : Guillaume Champeau est aujourd’hui le responsable éthique chez Qwant. Depuis, la société a travaillé pour constituer son moteur de recherche, et indexe désormais 20 milliards de pages.
En 2017, rebelote : Marc Rees, chez Next INpact, détaille les liens qui unissent Microsoft et Qwant. Éric Léandri reconnaît que Qwant dépend beaucoup de Bing pour la partie images, mais affirme que la dépendance est variable selon les pays. En mai dernier, l’entreprise annonce qu’elle va désormais s’appuyer sur les serveurs Azure, le stockage cloud de… Microsoft, pour atteindre les 100 milliards de pages indexées. L’annonce provoque des remous, certains y voyant une menace à la souveraineté et à la confidentialité des recherches.
En avril, une enquête du Virus Informatique affirmait que Qwant transmet à Microsoft l’adresse IP4/24 (une adresse IP amputée des trois derniers chiffres) et l’user agent, qui permettent d’identifier partiellement certains utilisateurs (environ 5 %) par croisement d’informations. Le 6 août, Next INpact accuse à son tour Qwant de trafiquer ses résultats d’indexation en les bloquant à 50 ou en les répétant “jusqu’à 12 fois”. Deux jours plus tard, Qwant explique dans un post Medium exhaustif que son index a été “pollué” par erreur par un ancien cache, et reconnaît ses torts. Mais le mythe de l’indépendance technique en a pris un coup.
(© Medium)
Finances insuffisantes, conflits internes…
La santé financière de l’entreprise est également pointée du doigt. En 2019, expliquait récemment Le Figaro, l’entreprise n’est toujours pas rentable : 11,2 millions d’euros de pertes en 2018 pour un chiffre d’affaires de 5 millions, contre les 15 millions annoncés. Dans le même temps, La Lettre A révèle que la Caisse des Dépôts, actionnaire de Qwant, s’inquiète des hauts salaires de l’entreprise et exige de surveiller le montant des rémunérations.
Le 27 août, une nouvelle enquête de Mediapart s’intéresse aux relations humaines au sein de l’entreprise. Elle s’appuie sur un audit interne, révélé en août, dans lequel 45 salariés listent les nombreux problèmes de gestion de l’entreprise, remettent en cause certains chiffres publiés par la structure et dépeignent un environnement de travail chaotique chapeauté par un dirigeant “éruptif”. Mediapart déterre en outre le passé judiciaire d’Éric Léandri, qui a fait l’objet d’un mandat d’arrêt européen entre 2011 et 2015 après avoir été condamné en Belgique pour “recel d’effets de commerce volés”.
(© Mediapart/La Lettre A/Le Figaro)
L’été a donc été rude pour la tête de gondole de l’indépendance numérique à la française. Pourtant, un soutien de poids ne faiblit pas (encore) : l’État. Avant la parution des enquêtes de juillet, le secrétaire d’État au numérique Cédric O annonçait qu’une circulaire serait bientôt distribuée pour déclencher la transition de l’administration française de Google à Qwant.
Selon Léandri, interrogé par Le Figaro, le basculement permettrait à Qwant d’atteindre “plus de 20 % de part de marché” en France. Les résultats de l’audit technique préalable au basculement, réalisé par la Direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État (Dinsic) seront connus en septembre, écrit Mediapart. Un moment charnière dans la trajectoire de l’entreprise, qui se serait bien passée d’une telle publicité.