Depuis quelque temps sur Internet, le mythe de la sorcière est massivement réinvesti par une génération de jeunes femmes qui perçoit en cette figure un symbole éminemment féministe, rattaché plus largement à des valeurs d’inclusivité et d’ouverture.
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Sur les réseaux sociaux, et en particulier sur Instagram et sur TikTok, on assiste à une explosion de contenus en lien avec la sorcellerie : tutoriels d’incantation, recettes de philtres et sortilèges de protections.
@chaoticwitchaunt some info about my relationship with te Fair Folk ##witchtok ##fae ##witchcraft ##paganism ##fyp ##foryou
♬ stan sister mary eunice - divinelykylie
Ces sorcières 2.0 sont apparues il y a quelques années sur YouTube, mais jamais le phénomène n’avait pris une telle ampleur sur Internet. Elles ont d’ailleurs particulièrement fait parler d’elles au début du mois de juillet, à la suite d’une rumeur diffusée sur Reddit à propos d’une “malédiction lancée à la Lune”, suscitant de vifs débats dans la communauté au sujet du sérieux, de l’intégrité et de la légitimité de ces apprenti·e·s magicien·ne·s.
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Les pratiquantes les plus suivies gagnent de plus en plus d’abonnés sur leurs chaînes YouTube, à l’instar de Harmony Nice (690 000 abonnés), The Witch of Wonderlust (232 000 abonnés) ou de Hearthfire Fox (130 000 abonnés), dont les vidéos touchent de plus en plus de non initiés.
Sur Instagram, le hashtag #witchesofinstagram renvoie à plus de 4 830 000 publications, aux côtés d’autres mots-clés couramment utilisés comme #witchyvibes #witchcraft #witchesofinstagram??#witch #pagansofinstagram ou encore #spellwork.
L’antichambre de ce nouvel univers – et sans doute son meilleur représentant – est le “WitchTok”, une communauté née spontanément sur le réseau social chinois TikTok, et qui a énormément contribué au regain de popularité des sorcières ces derniers mois.
@klaudelina_ ##protection ##spelljar ##witchtok ##witchy ##witch ##spell ##babywitch ##beltane ##fyp ##aesthetic ##dlaciebie
♬ original sound - anti_nightcore_tunes
Le mot-clé #WitchTok renvoie à plus de 2,2 milliards de vidéos, et reflète toutes les nuances de la pratique. Chaque sorcière y développe sa propre vision pour fournir un panorama complet des spécificités de chacune, encourageant l’expression individuelle et le partage de connaissances : une bibliothèque de l’occulte directement sur votre smartphone.
Un sanctuaire, un refuge, et un lieu de divertissement
Les pratiquant·e·s de ce réseau – dont les adeptes les plus novices se nomment les BabyWitch – mixent les arcanes de la sorcellerie traditionnelle avec une approche allégée des principes de sororité, et une culture bercée par les sciences et le bien-être alternatif (astrologie, naturopathie, lithothérapie…). Ici, les tutoriels de sorts de protection, de désenvoûtement ou d’alchimie fricotent avec le langage décomplexé des millennials : montage rythmé, storytelling et fond musical.
L’une des ambassadrices du #WitchTok en France, mais aussi la première à avoir véritablement importé ce mouvement des États-Unis, @Sarahal06 (482 000 abonnés), a essuyé beaucoup de critiques à ses débuts.
“J’ai fait face à énormément de moqueries et d’insultes, et reçu pas mal de menaces, sans y prêter attention, confie-t-elle. Avec le temps, beaucoup de gens ont commencé à affluer, à la recherche de conseils et d’informations sur le paganisme, les fêtes païennes et ce genre de choses que je partageais.”
Si vous avez des questions j’y réponds en commentaires ?? ##foryou ##witch ##witchcraft ##pagan ##wicca ##wiccan ##blacksalt
Dans leur format, les vidéos de Sarah sont semblables à beaucoup d’autres sur l’application. Elles mêlent humour, légèreté et musique entraînante pour s’adresser à une large communauté d’adolescents, en mal de références pour se plonger dans le monde de la sorcellerie.
Elle y parle de théorie de la sorcellerie – de ses arcanes -, y recommande des livres et propose quelques tutoriels plus concrets sur des concoctions de potions et autres protocoles de purification.
“J’étais vraiment à la recherche de ce côté explicatif… même si tout a pris une certaine ampleur. Une ampleur qui, je dois l’avouer, m’a fait un peu peur au début. Je me suis sentie coupable parfois, puisque TikTok est un réseau bourré de jeunes, de ‘trop jeunes’ d’ailleurs, qui ont commencé à faire des vidéos et à tenter des trucs soi-disant en rapport à la sorcellerie ou au spiritisme”, explique-t-elle.
Sans forcément chercher à inciter des collégiens ou des plus jeunes à “pratiquer” la sorcellerie, le fait est qu’une communauté française de #BabyWitch s’est très rapidement créée.
“Très souvent, j’ai des messages de personnes très jeunes qui me contactent en me disant : ‘J’ai 10 ans, est-ce que je peux commencer à pratiquer ?’ Non, la réponse est non : tu peux te renseigner mais je ne recommande pas de commencer ça a un âge aussi jeune”, insiste la sorcière, pourtant âgée de seulement 17 ans. Elle continue :
“La majorité de ma communauté a plus de 15 ou 16 ans, mais il y a aussi des gamin·e·s de 8 ans qui me contactent pour me demander comment invoquer le diable ou ce genre de choses… Mais c’est aussi ça le problème de TikTok : dans toutes les communautés, sorcières où non, il y a beaucoup de personnes trop jeunes pour les réseaux sociaux. J’essaie de conseiller au mieux mes abonnés, à qui je parle beaucoup en messages privés, et j’essaie de montrer des choses qui ne sont pas trop dangereuses, sans jamais inciter les jeunes à les reproduire. Je ne montre pas comment faire du spiritisme ou utiliser une table de ouija par exemple, et j’essaie de garder le contrôle là-dessus.”
@sarahal06 Spell jar attraction de l’amour ? si vous avez des questions j’y réponds en commentaires ?##witch ##sorcellerie ##spelljar
♬ son original - sarahal06
Beaucoup de pratiquant·e·s ont commencé à partager cette passion lors du confinement. C’est d’ailleurs le cas de l’utilisateur “sorcierdelapluie“, qui s’intéresse pourtant à l’occultisme depuis une douzaine d’année. C’est justement la facilité d’utilisation de l’application qui l’a motivé à se lancer dans cet exercice de vulgarisation : “Je fais des vidéos sur YouTube et je partage des choses sur Instagram, mais j’ai véritablement commencé avec TikTok grâce à l’accessibilité des montages”, explique-t-il.
Même si les femmes sont bien plus nombreuses à produire ce genre de contenus, quelques hommes pratiquent aussi la sorcellerie. Une différence qui “ne change pas grand-chose” selon @sorcierdelapluie, tant les concepts et les sujets abordés dans ses vidéos parlent à tous les genres, qu’importe le bagage historique de la sorcellerie – où seules les femmes étaient soupçonnées d’hystérie et de pratiques hérétiques.
“La grande époque des chasses aux sorcières du XVIIe siècle n’est en fait pas si loin, reprend-il. Et beaucoup de préjugés sont encore ancrés dans l’esprit des pratiquantes, comme l’idée qu’il faille se cacher dans la crainte d’être mise au pilori […]. Briser ces clichés me tient à cœur, et il est important pour moi de rendre visible ma passion, pour que ceux qui me regardent saisissent toutes les opportunités, et demeurent à l’écoute de leur spiritualité.”
@sorcierdelapluie Allez voir la deuxième partie ! ##sorcellerie ##witchcraft ##sorcier ##witchtok ##magie
♬ son original - sorcierdelapluie
La sorcellerie semble donc s’être métamorphosée en une pratique à la croisée des chemins ; entre un sanctuaire, un refuge et un simple divertissement. Ce qui ne plaît pas à l’ensemble des pratiquantes, dont certaines observent, sceptiques, ce phénomène en retrait des réseaux sociaux.
“Vivons heureux, vivons cachés”
À 24 ans, Lucie – son nom a été changé – finalise son double master de mythologie et d’occultisme en Alsace. Elle pratique la sorcellerie depuis une dizaine d’années déjà, et réalise régulièrement des “travaux” pour des proches : “Il faut énormément de temps avant de s’y connaître dans le domaine, c’est un travail de longue haleine. Tu ne vas pas t’essayer à une incantation ou à une potion avec des éléments que tu ne possèdes pas de base. Il est important de savoir utiliser ces forces pour ne pas se mettre en danger, et mettre en danger les autres pour un peu de frissons.”
Sans être fondamentalement contre cette exposition sur Internet, elle maintient que la magie est une affaire de famille, se transmettant de génération en génération sous l’égide d’un mentor ou d’une assemblée de sorcières plus aguerries : “Je ne veux surtout pas faire généralité, mais j’observe beaucoup d’écueils chez ces autodidactes”, confie-t-elle.
Dans ses études de mythologie comme dans la vie, Lucie tente au maximum d’observer les points de vue des autres, histoire de ne pas s’enfermer dans des biais d’auto-persuasion, mais elle a du mal à comprendre cet engouement, et doute de la méthode :
“Il faut considérer la complexité du sujet. Ça demande du sérieux, et ce n’est vraiment pas un passe-temps banal à expérimenter sur TikTok. Vivons heureux, vivons cachés, comme dit ma mère. C’est seulement lorsque tu ressens chez l’autre une certaine ouverture d’esprit et des aspirations sincères pour l’astrologie, la parapsychologie ou encore la lithothérapie que tu peux véritablement mentionner la sorcellerie sans jugements… pas sur Internet, où n’importe quelle personne, même bien intentionnée, peut causer des dégâts par sensationnalisme.”
Elle termine : “Cela fait dix ans que je m’intéresse à la sorcellerie, et peut être trois ans que la pratique est au centre de ma vie. J’ai lu des centaines et des centaines de bouquins, et côtoyé plusieurs cercles [physiquement, pas sur Internet], mais je suis loin de me considérer comme une ‘professionnelle’. J’ai peur qu’à force, certaines de ces nanas se sentent détentrices d’un savoir caché et qu’elles le partagent à d’autres sans les précautions d’usage. Je crains que cela décrédibilise encore plus notre pratique.”
@thecharmeddoll Doing protection spells for anyone attending any protest! Pls comment for the algorithm! ##blm ##blacklivesmatter ##witchesoftiktok ##witchtok ##fyp
♬ original sound - mahoganyyy___
Sans chercher à questionner la sincérité de ces sorcières, difficile de nier l’impact immense qu’elles ont sur les réseaux. En portant fièrement des valeurs de respect, d’ouverture et d’acceptation, elles apparaissent désormais comme des militantes actives de causes comme #BlackLivesMatter, marchant aux côtés des défenseurs des droits LGBT ou des réfugié·e·s.