Lorsqu’on décide de se lancer à corps perdu sur Twitch, les certitudes ne sont pas permises. Dès lors que le succès commence à pointer le bout de son nez et que la promesse de pouvoir vivre de son métier de streamer ou streameuse paraît enfin réalisable, beaucoup de questions surgissent.
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Stratégiques, financières ou même morales, ces interrogations de streamers ont longtemps pu trouver des réponses en la personne de Benjamin. Il a été responsable partnerships pendant 6 ans chez Twitch, ce qui lui a valu très rapidement son surnom : “Ben de Twitch”.
Il est vite devenu une figure connue dans les “coulisses” de Twitch ainsi qu’une oreille attentive pour les principaux streamers et streameuses en France — et ailleurs. Ben les connaît tous. Il a assisté aux débuts de ces jeunes gamers et gameuses devenu·e·s des stars. Quelques semaines après avoir quitté ses fonctions historiques, Ben “ex-de Twitch” a accepté de revenir sur ses six dernières années de “dream job” avec Konbini techno.
En Gucci, en Patagonie, à Taïwan ou à Paris
Ben est un “parisien pure souche”. Il a grandi dans l’Ouest de la capitale, élevé par une mère taïwanaise et un père français. “J’avais une vie d’enfant normal avec une mère chinoise, plaisante-t-il, c’est-à-dire que j’ai dû apprendre le violon à 4 ans [rires]“.
Niveau scolaire, tout se passe “tranquillement”. Mais il s’ennuie énormément et fait “beaucoup de conneries”. Heureusement, les jeux vidéo arrivent dans sa vie. À 6 ans, il joue déjà à Zak McKracken sur la Atari STE-520, un des premiers ordinateurs familiaux à la fin des années 1980. Ah oui, au fait, Ben a 37 ans mais il préfère évidemment quand les gens lui disent qu’il en a 28.
“Mon père allait souvent à Hong Kong, à l’époque c’était ‘Disneyland pour les adultes’. Il me ramenait plein de trucs donc j’ai été le premier de mes potes à avoir un Walkman, des consoles, un enregistreur de minidisques, etc.”
Shining Force II, un des jeux préférés de Ben. “Encore aujourd’hui je déteste les mondes ouverts.”
Par la suite, c’est avec son meilleur ami qu’il ponce absolument tout, “de la NES à la Mega Drive”. Cette routine continue même après l’obtention de son Bac ES en 2004. Une école de commerce ? Très peu pour lui, il s’y ferait chier royalement. Il préfère squatter chez son pote et jouer aux premiers MMORPG qui apparaissent, comme Dark Age of Camelot ou Warhammer Online. “Je les ai tous faits !” fanfaronne-t-il fièrement.
La suite de ses aventures s’enchaîne aux quatre coins du globe. À 22 ans, Ben part en Australie, visa vacances-travail en poche. Après quelques semaines de recherche à Sidney, il trouve un job de vendeur dans un magasin Gucci. Ses qualités d’employé ? Un trilinguisme (français, anglais, mandarin) et déjà une belle verve.
Après dix mois passés de l’autre côté du globe, Ben revient à Paris. Un ami lui annonce qu’il part en échange universitaire à Pékin. Ben le suit, y passe une année complète, juste avant les J.O de 2008. Sitôt de retour en France, il repart sur un road trip de 6 600 km en Argentine.
Entre deux voyages, chaque retour dans la capitale parisienne ramène inlassablement chez Ben la même question : “Qu’est-ce que je fais, maintenant ?“. Sa dernière grande expérience avant d’entrer dans le milieu du gaming sera finalement à Taïwan. Sa mère y monte un restaurant qu’il gérera pendant quatre ans. Un retour aux origines compliqué :
“Je faisais tout : le recrutement, les entretiens avec les chefs français, etc. On en changeait tout le temps, une fois qu’ils avaient suffisamment de sous, ils partaient au bout d’un an. Franchement, c’était les pires avec lesquels j’ai eu à travailler [rires]. J’ai aussi vécu, pour la première fois, le vrai racisme. En France, j’avais eu quelques surnoms comme ‘le Chinois’ dans la cour de récré, mais là, c’était de la xénophobie pure qui venait même de ma propre famille, ils appelaient ma mère ‘Miss France’. Ils m’accusaient de vivre ‘comme un blanc’ alors j’ai décidé d’assumer et d’adopter le mode de vie occidental là-bas.”
Aux prémices de l’e-sport, “Just call me Ben”
Mais avant son expérience taïwanaise, Ben a déjà entrevu son milieu de prédilection. Son ami Hubert Thieblot a créé Curse. D’abord simple guilde spécialisée sur l’actualité de World of Warcraft, la société s’intéresse vite à l’e-sport en sponsorisant une équipe éponyme de League of Legends en 2010. Ben, invité à rejoindre l’aventure, part aux États-Unis.
“À l’époque, je n’y connaissais rien [en e-sport, ndlr.], on avait une énorme ‘gaming house’ sur West Hollywood et c’est comme ça que j’ai rencontré plein de gens. En 2012, j’ai rencontré Rekkles pour la première fois et il n’y a pas si longtemps, il s’est souvenu de moi ! [rires] Je devais travailler avec des joueurs e-sport, c’étaient tous des petits jeunes donc c’était parfois un peu compliqué, mais j’adorais ça.”
Après des échecs de la Team Curse en compétition, les choses ralentissent et Ben quitte le navire pour rejoindre sa mère à Taïwan.
Quatre ans plus tard, en 2015, Curse, Inc. a évolué et se place désormais comme un concurrent de Discord avec Curse Voice. Ils sont, à ce moment-là, en recherche de sponsoring en Europe et particulièrement avec les nouveaux influenceurs en France qui commencent à cartonner sur Twitch.
Lassé du restaurant à Taïwan, Ben saute sur l’opportunité. C’est à ce moment-là que tout commence. En France, il fait ses armes avec Dach et ZeratoR, Domingo ou encore Bruce Grannec. Il devient leur interlocuteur français privilégié chez Curse. À l’E3, à Los Angeles, rencontre d’autres streamers comme Mistermv, qui deviendra un très bon ami.
En 2016, Twitch rachète Curse. Benjamin passe alors directement aux partnerships et officialise par la même occasion son surnom :
“Aux États-Unis, j’avais fini par dire à tout le monde : ‘Just call me Ben’, parce qu’on m’attribuait tous les prénoms possibles : Benoît, Benedict, etc.”
On lui propose de travailler soit chez Twitch US, soit Twitch Europe. Il choisit les États-Unis mais il doit d’abord passer un an dans les bureaux du siège européen, à Londres, le temps d’obtenir son visa de travail américain.
Les journées de Ben sont calquées sur les horaires de la West Coast — de 17 heures à 3 heures du matin — mais cela ne l’empêche pas de nouer des liens avec les équipes européennes basées à Londres, dont la française. Il rencontre rapidement Corentin Dubois, directeur des partenariats français chez Twitch et participe même au premier Z Event en 2017.
“Le ‘partnership’ chez Twitch, c’est gérer les relations entre les talents et la plateforme. Mais à l’époque, on faisait vraiment tout, on gérait même les bans et sanctions sur les chaînes ! Corentin par exemple, c’était un vrai ‘one-man army’, il devait tout faire pour le Twitch français.”
Visa en poche, Ben s’envole pour San Francisco. Il a détesté : “La vie est extrêmement chère, les apparts sont trop petits, il y a trop de monde, leur RER, c’est l’enfer sur terre”. Bien loin du rêve américain, il s’amuse quand même dans son boulot, au moment où Twitch est en train de se structurer massivement : “J’étais en première ligne, sur les événements, je me suis occupé de grands streamers nord-américains comme Ninja, Shroud ou encore xQc.
Ben a connu le streamer xQc <em>“à l’époque où on le considérait comme la brebis galeuse du Twitch US”</em> nous raconte-t-il. (2017)
Usé par le mode de vie américain, Ben quitte finalement le fog franciscanais. Il a une opportunité chez Twitch France que lui a “proposée” Corentin Dubois.
“J’ai reçu l’offre d’emploi dans ma boîte mail, lui, il m’a juré que c’était à la base pour un autre Benjamin. Je crois qu’aujourd’hui encore, je n’aurais jamais le fin mot de l’histoire [rires].”
Ben retourne donc à Paris pour accomplir ce qu’il sait faire de mieux, mais cette fois, pour les streamers français. “Ben de Twitch” débarque dans l’Hexagone.
“J’ai toujours voulu être quelqu’un de l’ombre.”
Pendant ces cinq dernières années, Ben s’est occupé de toutes les préoccupations des “gros” streamers francophones. “Le Top 10, déjà à l’époque”, flexe-t-il à raison, à savoir : Mistermv, Domingo, ZeratoR, Gotaga, etc.
Bientôt, Ben de Twitch devient indissociable de son job et “Faut que je demande à Ben” un automatisme pour les streamers en quête de réponses. Les viewers francophones en entendent aussi parler et peuvent même le croiser, à l’occasion, sur des streams, en Discord sur Fall Guys ou tapant simplement la discute. Mais il n’apparaît jamais sur scène.
“J’ai toujours voulu être quelqu’un de l’ombre, je ne me montre jamais, ce n’est pas mon genre. Ce que je préfère, au contraire, c’est la relation privilégiée que j’ai avec des gens à la fois très talentueux et très médiatisés. Par exemple, MV [Mistermv, ndlr.], c’est devenu un super ami. […] La première fois qu’on m’a demandé, j’ai trouvé ça tellement étrange mais je crois que je ne contrôle pas tout sur ce qu’il y a autour du personnage de ‘Ben de Twitch’.”
Ben m’expliquant qu’il n’a absolument aucune photo de lui sur Internet.
Des streamers, Ben en a vu défiler, de toutes audiences, de tous publics. Il les classe même en, grosso modo, trois catégories :
D’abord les vrais “pros”. Ceux qui savent où ils veulent aller, qui s’en donnent les moyens en étant des vrais chefs d’entreprises. “Des capitaines de leurs propres navires, résume-t-il. Ce sont eux que j’ai rencontrés en premier, j’ai connu ZeratoR avant Adrien, Mistermv avant Xavier.”
Ensuite, il y a ceux qu’il surnomme les “lofteurs”, ceux qui “aiment ce qu’ils font sans en avoir plus envie que ça, ils se contentent de ce qu’ils ont.”
Et la dernière catégorie ? “ceux… qui ne devraient pas être streamers”, répond-il franchement. “J’en ai croisé parfois, je ne comprenais pas pourquoi ils s’obstinaient, ce n’était pas fait pour eux. Ils étaient vexés parce que je ne les connaissais même pas. J’ai même eu des discussions difficiles quand je leur disais honnêtement de penser à faire autre chose.”
Ben admet avoir été “dur” avec des aspirants streamers. Mais pour les “vrais bosseurs”, il s’est dévoué corps et âme en se rendant en permanence disponible pour eux.
“Les streamers font confiance à peu de personnes, mais en restant toujours bienveillants avec eux, j’ai réussi à obtenir d’eux cette confiance. Le rapport humain, ça a toujours été mon mot d’ordre.”
Ce qu’il préférait, c’était l’unicité de chacun, d’être entouré d’une myriade de personnalités toutes plus créatives les unes que les autres. Un événement inoubliable en particulier ? “Le premier Z Event, ça m’a marqué à jamais”, assure-t-il.
De la cage dorée au cordon à couper
“Je pouvais passer des coups de fil à longueur de journée sans jamais m’ennuyer”, explique Ben, pour dresser le bilan de son poste occupé pendant six ans. Il a tout connu, des débuts du Twitch français très start-up où s’exécutaient des actions décidées le jour même, jusqu’à l’explosion plus récente de la plateforme avec le confinement, notamment.
Il a vu les sportifs débarquer sur Twitch, comme Gaël Monfils ou Antoine Griezmann, puis des journalistes, comme Samuel Étienne. “On a cassé cette barrière du mainstream, on a réussi à tous leur trouver une place”, explique-t-il fièrement.
Il a aussi vu les “transfuges” de plateformes débarquer, des véritables vents de fraîcheur comme Amine et Billy de Twitter ou, bien évidemment, Squeezie de YouTube. Il estime laisser derrière lui une plateforme où l’offre n’a jamais été aussi grande.
Il n’est pas dupe. Il y a des choses qui lui plaisent moins sur Twitch. Il n’est, par exemple, pas un grand fan des lives “React”. Il sait aussi très bien que certains font carrière “parce qu’ils connaissent les bonnes personnes, ils ont su se placer” et évoque les “dramas” à propos des streams “hot tub”.
“Si tu ne veux pas regarder, ne regarde pas. C’est comme si je disais ‘J’aime uniquement Call of Duty, alors pourquoi il y a des gens qui streament League of Legends ?’ C’est ridicule ! Le choix est suffisamment large pour ne pas avoir à critiquer sans cesse, zappez juste.”
Pourquoi, après des années de bons et loyaux services, a-t-il quitté son “dream job” ? “Une envie de faire autre chose“, ni plus, ni moins. Twitch ne l’ennuie pas, bien au contraire, mais il estime avoir fait ce qu’il avait à faire.
“C’était une vraie belle et bonne cage dorée. Je culpabilisais même de partir. Honnêtement, j’étais presque comme une maman qui a du mal à couper le cordon, je me disais ‘est-ce que j’ai le droit de partir ? De penser à autre chose ?’ J’ai finalement réussi à le faire.”
Il est loin, le Twitch d’il y a six ans, mais la “maman” a vu tous les premiers pas de ses occupants : la première radio de Domingo sur NRJ, les premiers Z Event d’Adrien, les débuts de la Gotaga Corp ou encore les couvertures de l’E3 de Mistermv. “C’était dur de quitter ce poste.” admet l’ex-responsable partnerships chez Twitch France.
Les enfants d’hier sont devenus grands et Ben continuera de les observer, en essayant d’oublier son instinct paternel.
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