On vous en avait déjà parlé dans notre matinale Twitch du 15 décembre dernier, mais avant d’y revenir ici, commençons par une petite devinette. Saurez-vous retrouver le point commun entre ces trois vidéos TikTok ?
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La première a été publiée par un·e certain·e @silipbiop le 29 octobre 2022, Le compte n’est suivi “que” par 1 166 abonné·e·s. Pourtant, cette vidéo de trois minutes a récolté 1,6 million de vues… pour un tuto étrange d’un moulage de mains autour d’un rouleau de papier toilette :
La deuxième est l’œuvre du célébrissime compte “DIY” (“do it yourself”) @5-minutes craft. Vous connaissez peut-être déjà leur chaîne YouTube : elle est active depuis 2016 et comptabilise plus de 78 millions d’abonné·e·s. Aussi présente sur TikTok, elle a posté en septembre 2022 cette compilation super cheloue de life hacks nourriture. 6 millions de vues pour une Knacki enfoncée dans un cornichon, vraiment ?
@5.minute.crafts It's corn ! 🌽 #corn #food #yummy ♬ original sound - 5-Minute Crafts
Enfin, la troisième et dernière vidéo : une “astuce tatouage”… où il ne se passe rien. Enfin presque rien : juste un bras tatoué recouvert de Sopalin plonge puis ressort de l’eau. Elle est publiée par un·e certain·e @tnoykhgdo, qui affiche plus de 60 000 abonné·e·s sur TikTok et cumule… plus de 55 millions de vues. Pour vous donner une idée, la vidéo française la plus visionnée de l’année 2022 a été vue 107 millions de fois. Une statistique d’autant plus folle quand on découvre son contenu étrange :
Alors, verdict ? Elles sont bizarres ? Dérangeantes ? Impossible d’en détacher son regard ? C’est normal. Toutes ces observations sont valides et mènent à la même conclusion : ces pseudo-tutos sont en réalité le produit d’une véritable usine à contenu fétichiste à l’esthétique pornographique et c’est ultra-problématique.
Un problème de contrat de lecture
Clarifions d’emblée les choses : chacun·e est libre de disposer de sa sexualité comme elle ou il l’entend, tant que cette sexualité est pratiquée légalement dans le consentement mutuel. Si le terme “fétichisme” est parfois mal connu et injustement considéré — aux XIXe et XXe siècles, certain·e·s parlaient encore de “perversion sexuelle” -, il désigne pourtant une attirance sexuelle, ou “kinks”, envers un objet, une matière, une partie du corps ou une situation.
Une personne sur six aurait même un fétiche sexuel, rapporte Néon. Parmi les plus populaires, la podophilie (tout ce qui touche aux pieds), le sploshing ou WAM (“wet and messy”, soit “mouillé et sale”) relatif aux substances visqueuses… Le souci de ces vidéos n’est donc pas leur existence, mais la façon dont elles se présentent. Car quand le contrat de lecture n’est pas clair, une mauvaise cible peut se retrouver exposée contre son gré à des contenus qu’elle n’aurait jamais dû voir, notamment les très jeunes.
“Is this fetish content?”
C’est justement ce que dénonce une certaine Lena Rae, qui se présente comme ancienne combattante américaine en situation de handicap sur TikTok. Présente sur la plateforme depuis la fin de l’année dernière, elle a abordé pour la première fois le sujet des “contenus fétichistes” le 14 octobre dernier. Elle réalise un duo, une fonctionnalité TikTok qui permet de répondre à une autre vidéo, pour analyser le contenu d’un tutoriel signé… 5-minutes craft :
@lenarae.lh #duet with @5.minute.crafts #soap ♬ original sound - 5-Minute Crafts
“Qu’est-ce qu’on a ici, voyons, c’est du contenu fétichiste ? Allons voir”, commence-t-elle. Verdict de ce tutoriel étrange pour concevoir un savon en forme de pied, sur lequel des orteils se frottent : oui, c’est bien du contenu fétichiste. “Bravo !”, ironise-t-elle.
Avec ses 7,8 millions de vues, cette première vidéo est vite devenue virale. Une surprise pour la créatrice américaine : “Je suis venue ici pour shitposter et harceler des flics et on en est arrivés là”, s’exclame-t-elle. Si bien qu’elle a décliné le concept dans une série de vidéos instructives intitulées “Is this fetish content?”, (“Est-ce du contenu fétichiste ?” en français. La playlist de huit vidéos s’arrête sur plusieurs comptes TikTok plus ou moins populaires, dans l’optique de dénoncer la volontaire ambiguïté de telles vidéos et d’aiguiser le regard des viewers.
La banalisation de l’esthétique pornographique
Car la vibe pornographique qu’elle décèle dans ce type de vidéos n’est pas explicitement montrée. Elle repose sur des codes visuels, sonores et narratifs bien précis, difficilement repérables par les non initié·e·s.
L’ADN donne justement trois clés pour identifier cette esthétique porn softcore. Premièrement, les vidéos sont souvent divisées en 4 ou 5 parties pour générer de l’impatience. Dans le milieu BDSM, on parle justement d’edging, une pratique jouant “sur l’attente et la frustration”.
Deuxièmement, les personnes devant et derrière la caméra échangent tout au long du “tutoriel”, se piquant de moult cris, gémissements et autres exclamations déplacées. Enfin, le troisième code, c’est évidemment l’univers bien complexe du fétichisme : allusions à la podophilie, au sploshing, du latex et des trous, et autres situations sexuelles comme le bondage ou le fisting.
“Le format porno : beaucoup de zooms avant (sur des trous), de narration, d’exclamations, de gémissements et de point de vue à la première personne”, résume Lena dans une autre de ses vidéos. Une structure reconnaissable, définie par le combo encouragements/instructions/compte à rebours, qu’elle qualifie de “pièges pornographiques”.
Les très jeunes internautes pris·e·s au piège
Premier souci avec ce type de contenu : la tonalité pornographique est difficilement repérable et il suffit de rester en regarder quelques-unes pour que l’algorithme super efficace de TikTok en suggère d’autres par centaines… Encourageant ainsi la diffusion massive et virale de ces vidéos.
Le deuxième : en faisant des allusions au fétichisme sexuel uniquement pour générer des vues, ces vidéos instrumentalisent et desservent les préférences sexuelles véritables de nombreuses personnes. “Ça, ce n’est pas pour les personnes qui ont des fétiches sexuels, personne ne se branle sur ça. Ça, c’est pour nous, pour vous et moi, pour que l’on regarde ça et qu’on se demande ce qui se passe ici”, explique Lena.
Troisième souci : avec leurs visuels très colorés, leur rythme dynamique et attrayant, ces vidéos attirent un très jeune public sans l’en informer. “Ce sont de grands adultes et des fermes à contenu géantes qui diffusent, au mieux, des contenus sexuels suggestifs et fétichistes sur Internet où tout le monde peut les voir, y compris les enfants, et ce qui est fou, c’est que les gens ne le savent pas”, s’insurge Lena.
D’autant plus que la majorité de ces comptes TikTok se sert d’un bassin d’audience déjà existant pour diffuser ces contenus. Lena Rae constate en effet que tous ont commencé à publier des vidéos de dessin animé, jeux vidéo, vrais tutoriels de cuisine ou autres contenus jeunesse, afin de se constituer une communauté puis changer brutalement de ligne éditoriale… pour se tourner vers des contenus très suggestifs.
“Ce genre de trucs existe pour faire de l’argent et, pour faire de l’argent, ils font des vues, et pour faire des vues, ils nous montrent de la pornographie, avance-t-elle. Et ils nous montrent de la pornographie en la rendant apte à la consommation tout public.”
Un angle mort de la modération en ligne
Ce procédé n’est pas nouveau : 5-minutes craft diffuse en toute détente ce type de contenu depuis des années sur YouTube. D’autres créateurs comme Rick Lax, suivi par 14 millions de personnes sur Facebook, expert des pranks et autres vidéos étranges, jouent à fond sur la mise en scène pornographique.
Mais comment se fait-il qu’elles ne soient pas modérées depuis le temps ? Sur TikTok, une seule vidéo du compte 5-minutes craft est signalée comme “Contenu sensible”, au motif que “certaines personnes peuvent trouver cette vidéo dérangeante”. Un contenu un peu trop explicite ? Pas du tout : publiée pour Halloween, elle a été modérée pour la simple raison qu’on y voit… du faux sang.
En réalité, si ce type de contenu fonctionne, c’est qu’il est assez subtil pour passer aisément sous les radars… se logeant ainsi dans un véritable angle mort des modérateurs. Nous avons interrogé TikTok à ce sujet, qui nous a confirmé que ces vidéos n’étaient pas supprimées car n’enfreignant aucune règle communautaire de la plateforme. “La nudité, la pornographie et tout contenu à caractère explicitement sexuel sont strictement interdits sur notre plateforme”, ont-ils précisé. Dans la partie “Harcèlement sexuel” de ces mêmes règles, on peut d’ailleurs lire que “tout contenu qui simule une activité sexuelle avec une autre personne, soit verbalement, soit sous forme de texte (y compris les émojis), ou par l’utilisation de toute fonction de l’application” est interdit.
Pourtant, ces vidéos passent à travers les mailles du filet, ne faisant figurer que très rarement des visages à l’écran, et utilisant systématiquement le prétexte du tutoriel ou du contenu de divertissement pour élaborer une mise en scène suggestive avec de simples objets du quotidien. La meilleure façon de limiter leur visibilité reste donc de ne pas les consommer ou cliquer sur l’option “Pas intéressé(e)” lorsque l’on tombe dessus. Ça, et soutenir les justicier·ère·s sans capes comme Lena Rae.
Vous savez qu’on a une chaîne Twitch ? On est en live le jeudi matin pour parler d’internet, passez nous voir !