Cloudflare a lâché 8chan. Si cette phrase ne vous dit rien, c’est normal (et c’est plutôt bon signe). Et pourtant, sur l’Internet libertaire et celui des communautés en ligne, cette petite phrase fait figure d’événement. D’un côté, il y a 8chan, le forum d’images (imageboard) damné des Internets, né en 2013 d’une scission avec 4chan, l’une des premières cour des Miracles du Web. On prononce “infinite-chan”, car le 8 représente l’infini en mathématiques… Ou “hate-chan”, comme la haine qui sert de carburant à ses pages.
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Au fil des ans, le forum libertaire est devenu une plateforme de recrutement de choix pour les suprémacistes blancs, qui s’y épanouissent dans l’angle mort des modérateurs du Web. La bannière du site, lorsqu’un visiteur y pénètre, est sans ambage : vous voilà parvenu aux “profondeurs les plus sombres d’Internet”. N00b qui entrez ici, abandonnez tout espoir. Un chapiteau, explique Bellingcat dans une courte enquête, où l’apologie de la violence devient ludique et où le freak rigole joyeusement avec le néonazi.
En six ans d’existence, la plateforme est passée d’un salon de discussion pour les énervés du GamerGate et les zélotes de la conspiration QAnon à un “mégaphone”, écrit le New York Times, pour tout ce que l’Occident a compté de suprémacistes blancs en croisade armée. Samedi 3 août, l’homme suspecté d’avoir tué 20 personnes dans un supermarché Walmart d’El Paso, au Texas, était de ceux-là.
Vingt minutes avant de passer à l’acte, il postait une diatribe suprémaciste sur le forum et annonçait son mode opératoire. Les attentats de Christchurch, en mars, et de la synagogue californienne de Poway, en avril, y avaient été annoncés par leurs auteurs. Leurs manifestes xénophobes et nationalistes y ont été diffusés, téléchargés et commentés. Les liens URL de leurs vidéos live ont permis à des centaines de membres d’assister en direct à des fusillades de masse.
Loin de l’ambition libertaire de ses débuts, 8chan est donc une chaîne d’assemblage de la haine en ligne, qui prospère au vu et au su de tous. Mais cette fusillade pourrait être celle de trop, tant les appels à la fermeture du site se multiplient. Lundi 5 août, dans une interview au New York Times, le créateur du forum Fredrick Brennan a appelé à son tour au démantèlement de sa création. (Brennan, qui aurait conçu le site après avoir ingéré des champis, s’est retiré du projet en 2015. 8chan est aujourd’hui dirigé depuis les Philippines par Jim Watkins, un vétéran de l’armée américaine.)
“Fermez le site. Il ne contribue à rien dans le monde. C’est une calamité pour tout le monde, sauf pour ses utilisateurs. Et vous savez quoi ? C’est une calamité pour eux aussi. Mais ils ne s’en rendent pas compte”, a-t-il exhorté. Aujourd’hui, tout le monde (ou presque) est de son avis… Y compris dans les infrastructures d’Internet.
Cloudflare ne doit pas être l’arbitre du Net
S’il est impossible de “débrancher” directement les serveurs de 8chan, hébergé aux Philippines, d’autres solutions existent. Pour fonctionner, le site fait appel à plusieurs entreprises de services du Web : celle qui gère l’enregistrement de son nom de domaine, Tucows, et celle qui le protège des attaques informatiques, Cloudflare. Pour Tucows, pas question de désactiver l’adresse du site, a expliqué son porte-parole Graeme Bunton au New York Times. Circulez, y’a rien à voir, la liberté d’expression est plus importante que la modération des contenus haineux.
Cloudflare, de son côté, réagit en deux temps. Dimanche, CNN assurait que le fournisseur de service n’avait pas l’intention de lâcher le site sulfureux, trop attaché à la défense de sa neutralité. Lundi matin, son PDG Matthew Prince publiait un billet de blog dans lequel il annonçait que Cloudflare cessait de soutenir 8chan, estimant que le site avait “franchi une ligne”. Citant les liens indiscutables entre 8chan et les différentes attaques racistes survenues cette année, Prince estime que ses administrateurs “ont prouvé qu’ils étaient sans foi ni loi, et cette absence de morale a causé plusieurs tragédies”. Résultat : 8chan, rendu vulnérable aux attaques par déni-de-service distribué (DDoS), est inaccessible depuis lundi 5 août au matin.
Logique ? Peut-être pour nous Européens, pas encombrés par un premier amendement qui garantit la liberté d’expression aux États-Unis sous une forme libertaire et empêche toute criminalisation d’un propos. Outre-Atlantique, abandonner un site qui n’a techniquement pas contrevenu aux conditions d’utilisation du service, c’est grave. Et c’est ce qui explique la réticence initiale de Prince à intervenir. Cloudflare, qui protège près de 19 millions de sites Internet, est l’une des entreprises les plus cruciales de l’édifice du Web. En tant que fournisseur de service, sa neutralité dans les conflits politiques est essentielle. Une telle volte-face fait figure d’événement.
Il existe pourtant un précédent dans l’histoire de l’entreprise : le site néonazi The Daily Stormer, que Cloudflare avait lâché en 2017 après les manifestations suprémacistes de Charlottesville qui avaient dégénéré en attaque terroriste. Une décision que Matthew Prince avait alors qualifié d’“arbitraire” et “dangereuse”, rappelle Ars Technica. Après une période d’interruption, le site avait trouvé une nouvelle entreprise pour le protéger et avait repris son activité. En sera-t-il de même pour 8chan ? Prince ne se fait aucune illusion : “Nous avons réglé notre problème, mais pas celui d’Internet.” Gouvernements, législateurs et fournisseurs de service n’ont pas fini de s’arracher les cheveux pour résoudre l’équation de la modération.