“Oh ! C’est normal qu’on galère, on est les féminines. Vous avez cru que ce serait facile ou quoi ?” Cette question cinglante, c’est celle d’Inès et Aïssata, deux des membres de l’équipe féminine des Roses inventée par l’autrice Chloé Wary. À quoi ressemble vraiment la vie des jeunes joueuses de football en banlieue parisienne ? C’est la question à laquelle répond la bande dessinée Saison des roses, parue en mai 2019. La peinture pleine de justesse d’une jeunesse insatiable.
À voir aussi sur Konbini
De la difficulté d’être une joueuse
L’histoire suit l’équipe féminine des Roses dans la ville fictive de Rosigny-sur-Seine. Douze potes soudées, unies par la même passion du football, visent la qualification pour le Championnat national féminin U19. Parmi elles, Barbara, déterminée à amener son équipe le plus loin possible. Mais entre les résistances de sa mère, le regard des joueurs et les coupures de budget du club, le chemin vers le but est semé d’embûches.
“Tout est venu de Barbara”, nous raconte Chloé. “J’avais envie de raconter le parcours d’une ado qui devient une adulte et qui va être confrontée à des choix : peut-on allier féminité et football ? Mon corps de femme est-il compatible avec mon envie de faire du sport ? Quelle est notre place en tant que femme sur le terrain ?”
Vaste question pour Barbara, qui enchaîne sessions d’entraînement avec l’équipe, kebabs et soirées entre potes… sans oublier son histoire avec Bilal, un joueur de l’équipe masculine de football. Tous les deux se plaisent, mais Barbara réalise bien vite le fossé qui les sépare. Si, pour Bilal, le sport est une affaire de loisir entre potes, pour elle, le football, c’est bien plus que ça : une lutte, un besoin de s’affranchir, de s’émanciper du regard des autres et de s’accomplir en tant que femme athlète.
L’émancipation par le football
“C’est mon passage préféré de la bande dessinée”, nous apprend Chloé. “Quand Barbara se plaint à Bilal de ne pas être un mec, pour pouvoir être reconnue à sa juste valeur. Et lui, il connaît son potentiel à elle, mais il ne pourra jamais vraiment se mettre à sa place. Le foot, c’est son moment de détente, il n’a jamais eu à se battre comme Barbara pour s’y faire une place. C’est son privilège de mec.”
© Chloé Wary/Ed. Flblbl
Et Barbara prouve bien vite que l’on peut faire ses preuves en tant que femme, sans avoir à imiter ou se faire passer pour un homme. L’équipe des Roses est douée et bat celle des garçons à deux reprises, lors de matches survoltés. “C’est mon parti pris tout au long de l’histoire“, explique Chloé. “Les filles dominent la partie, elles sont meilleures que les mecs.”
© Chloé Wary/Ed. Flblbl
La scène finale du match entre les équipes masculine et féminine, particulièrement frappante, illustre d’ailleurs le succès des joueuses. Barbara dribble, parcourt tout le terrain, se fraie un chemin entre les défenseurs de l’équipe adverse avant de shooter dans le ballon. Et durant toute cette action, les cases de la bande dessinée ont disparu. Comme un symbole de la libération de Barbara, en tant que femme et en tant que joueuse. Elle évolue sur le blanc des pages, délivrée de tous les carcans, dans tous les sens du terme.
“C’est un moment qu’on attend depuis le début du livre, le match final”, confie Chloé. “Une consécration, le moment de gloire : toutes les cases se brisent pour laisser Barbara circuler et prendre tout l’espace.”
© Chloé Wary/Ed. Flblbl
Une scène belle et inspirante, qui en a touché beaucoup. Chloé se souvient par exemple d’une séance de dédicace le lendemain du Festival de BD d’Angoulême 2020, où son récit avait remporté le Fauve-Prix du Public. Une jeune joueuse, gardienne d’une équipe de foot, était venue lui raconter qu’elle hésitait à continuer à jouer en parallèle de ses études. La lecture de la bande dessinée et son message d’espoir lui avaient soufflé sa décision : elle continuerait le football, coûte que coûte.
Un besoin d’évolution des mentalités
Cette anecdote a touché l’autrice, pour qui le football a été une passion depuis l’enfance, abandonnée à contrecœur à l’adolescence et tardivement retrouvée aujourd’hui. “En primaire, tu es encore un enfant, tu es libre”, raconte-t-elle. “La puberté n’est pas encore passée par là donc tu joues avec tout le monde, filles comme garçons. Mais une fois au collège, une vraie séparation des genres s’opère… et ça se sépare aussi dans la cour de récréation.”
Plus question pour elle alors de jouer, Chloé s’est contentée de suivre les matches et d’endosser le rôle de supportrice. Elle a alors découvert le dessin, qui est devenu sa petite bulle à elle, son moyen d’expression. Un mal pour un bien finalement, puisque cette passion découverte un peu plus tard lui a permis de réaliser Saison des roses et de s’emparer à nouveau du sujet du football féminin. La boucle est bouclée.
La sous-représentation du football féminin
Mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour plus de considération et de communication autour des joueuses de foot. L’année 2021 marque les cinquante ans du premier match de l’Équipe de France féminine, disputé aux Pays-Bas et remporté par les Bleues en 1971. Pourtant, longtemps après cette étape historique, les clubs ne font pas encore assez pour soutenir les footballeuses en France.
Chloé a repris le football et joue en défense centrale au FC Wissous, une section créée en 2016. L’équipe senior féminine a d’ailleurs décroché le titre de championnes de l’Essonne en 2019 et évolue maintenant au niveau régional R3. “Le président du club est incroyable, il soutient à fond les filles”, reconnaît Chloé. “Mais il y a encore du progrès à faire, ne serait-ce qu’en termes d’effectif : il y a une seule équipe de 25 filles dans le club, pour plus de 275 joueurs…”
Un vrai souci que l’autrice explique par l’absence de budget réservé aux footballeuses. Dans Saison des roses, l’équipe des filles bat à plates coutures les garçons, 4-0. Pourtant, l’assemblée générale décide à la fin d’allouer tout le budget pour les championnats uniquement à… l’équipe masculine. L’histoire se clôt sur une profonde injustice.
L’enjeu du soutien financier des clubs
“Ce qui aurait pu faire changer ça, c’est que le club ait eu un sponsor et les moyens suffisants pour ne pas avoir à choisir laquelle des deux équipes encourager. Grâce à l’argent du sponsor, ils auraient pu partager les financements entre les deux équipes”, avance Chloé.
La solution pour elle serait donc d’investir dans le football amateur féminin, le développement des écoles de foot féminin, le recrutement de joueuses… et de s’inspirer de la communication à l’américaine pour mieux médiatiser les événements féminins et faire rayonner le talent de joueuses comme Amel Majri, que Chloé admire beaucoup.
“Ces joueuses, elles rayonnent, sur le plan national comme à l’international !”, s’exclame-t-elle. “Il y a des petits progrès, on communique plus sur les compétitions, un Ballon d’or est décerné depuis deux ans à une athlète… On l’a vu avec la Coupe du monde féminine, il y a une vraie demande des supportrices et des spectateurs pour plus de représentation.”
Saison des roses participe justement à cette mise à l’honneur des joueuses et de la passion universelle du football, au-delà des genres. Son message a aussi dépassé les frontières de la France : l’ouvrage a été traduit en portugais, espagnol, suédois… et bientôt en coréen. Chloé a même échangé avec des élèves de l’Institut français du Mexique et du Costa Rica qui avaient étudié sa bande dessinée en classe. “On a fait un visio à 8 000 kilomètres d’écart et c’était fou. Tous étaient enthousiastes, garçons comme filles. Ça fait plaisir de voir que ce message d’émancipation parle à tous”, conclut-elle.
“Saison des Roses” est disponible aux éditions Flblb en librairie. La bande dessinée a été primée à plusieurs reprises, dont le Prix Artémisia de l’émancipation 2020 et le Fauve Prix du Public France Télévision au FIBD 2020.