Jenny Sampson est née et a grandi à San Francisco, en Californie. Son amour pour la côte ouest ne s’est jamais tari. Elle vit désormais à Berkeley, à l’est de San Francisco, et promène son amour pour la photo (nourri depuis ses 9 ans, grâce à son père) le long de la côte, de Seattle à Encinitas en passant par Oakland et Los Angeles.
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Ses passions de l’enfance ne l’ont jamais quittée : à 11 ans, elle apprenait le tirage argentique et depuis, elle s’épanouit dans des procédés de développement datant du XIXe siècle. La photographe lie ces techniques d’antan à des sujets résolument modernes. Pour son dernier livre, elle a choisi le procédé de la photographie sur plaque au collodion humide pour documenter le monde du skate féminin.
La technique nécessite une grande rigueur et convoque une part aléatoire : l’artiste doit appliquer une épaisse émulsion liquide sur une plaque de verre ou de métal, la plonger dans un bain de nitrate d’argent, puis la transférer dans un châssis étanche à la lumière. Les modèles posent longuement, avant que la photographe ne développe le tout dans sa chambre noire portative, sous les yeux ébahis de ses modèles.
Devan à Los Angeles, en 2020, pour “Skater Girls”. (© Jenny Sampson)
Sa chambre noire a vu du pays, notamment la pléthore de skateparks situés le long de la côte ouest. Après un ouvrage consacré à tous les skateurs qu’elle croisait, elle a décidé, pour son nouveau livre, Skater Girls, d’immortaliser seulement les femmes sur quatre roues.
Depuis les années 1970, ces sportives sont de plus en plus nombreuses. Leur présence participe à la reconnaissance d’une pratique autrefois jugée comme une sous-culture et qui devait pour la première fois être présente aux Jeux olympiques d’été de 2020 – avec des athlètes de tous les genres. Nous avons eu la chance de poser quelques questions à Jenny Sampson, afin qu’elle nous en dise plus sur son projet de longue haleine, comme un pas vers plus d’égalité dans le sport.
Konbini arts | Bonjour Jenny. D’où vient ton intérêt pour le skate ?
Jenny Sampson | En 2005, je vivais à Seattle, dans l’État de Washington et en allant au travail à vélo, je passais tous les jours devant un skatepark bondé. J’avais très envie de les photographier : ils avaient l’air connectés les uns aux autres et tellement rebelles… Je voulais faire partie de ce monde. À cette époque, mon travail photo était concentré autour du geste et de la posture ; je sentais que je pouvais faire quelque chose d’intéressant avec eux.
“En tant qu’outsider, j’ai beaucoup appris sur la culture riche du skateboard.”
Kandice à Los Angeles, en 2018, pour “Skater Girls”. (© Jenny Sampson)
Mais je n’étais pas skateuse, je me sentais très intimidée et je ne savais pas comment faire pour entrer dans leur monde. Quelques années plus tard, après avoir appris la technique du ferrotype et construit ma première chambre noire portative, je suis tombée sur un nouveau skatepark près de chez moi, à Berkeley, en Californie, et j’y suis allée pour faire des ferrotypes.
La combinaison d’un procédé photo du XIXe siècle et de cette sous-culture contemporaine, le skateboard, m’a permis de créer quelque chose d’unique et de beau. En tant qu’outsider, j’ai beaucoup appris sur la culture riche du skateboard et bien que je ne les aie pas photographiées de la façon que j’avais imaginée en 2005, je les ai documentées de façon unique grâce au collodion humide.
Après avoir publié Skaters en 2017, qui s’intéressait aux skateurs des deux sexes, pourquoi avoir souhaité t’intéresser exclusivement aux femmes ?
Alors que je terminais Skaters, je suis tombée sur un groupe de skateuses dans un skatepark. Jusque-là, je n’avais jamais vu un aussi grand groupe dans les parks que j’avais visités au fil des années. Je voyais une fille par-ci, par-là, peut-être deux, mais c’était tout. Ce jour-là, c’est une bande entière que j’ai vue ! J’étais hyper enthousiaste et je leur ai demandé de les photographier. Je me souviens leur avoir dit : “Ça doit être tellement bien, vous prenez le contrôle du skatepark !” Elles ont rigolé et ont acquiescé.
Carly, Samantha, Tabitha, Suzy et Encinitas, en 2018, pour “Skater Girls”. (© Jenny Sampson)
Elles m’ont parlé d’une association dédiée aux skateuses appelée “Skate Like a Girl” [“Skate comme une fille”, ndlr], qui préparait un événement dans les semaines à venir. Je me suis dit que j’allais me rendre à cet événement et qu’après avoir terminé le livre sur lequel je travaillais, je me concentrerai sur les skateuses. Je ne m’en suis pas rendu compte à l’époque, mais c’était un de mes derniers stéréotypes sur les skateurs qui s’effondrait alors.
Comment le monde du skate a-t-il évolué depuis que tu le documentes ?
L’évolution a été immense ! J’ai commencé à dédier mon travail au skate en 2010. Depuis, les modes de communication ont changé (avec les smartphones, YouTube, l’influence omniprésente d’Instagram), le skate est devenu accessible à des milliers et des milliers de personnes.
Grâce à cette ouverture des canaux de communication, les personnes marginalisées (les femmes, les personnes racisées ou les personnes LGBTQ+, par exemple) peuvent être entendues. Elles racontent leur propre histoire. Elles publient des vidéos même si elles ne sont pas pros, rassemblent des abonnés et font partie d’une communauté. De nombreuses organisations permettent également des rassemblements et ce sentiment d’appartenance, qui mettent à bas les murs entre les genres qui existaient dans le skate depuis des décennies.
Jazzmen et Nathalie à Seattle, en 2019, pour “Skater Girls”. (© Jenny Sampson)
De plus, les compétitions (X Games, Street League, Dew Tour, Vans Park Series, pour n’en citer que quelques-unes) prennent de plus en plus d’ampleur. Et puis n’oublions pas que le skate est désormais une discipline olympique, pour la toute première fois !
“Malgré les avancées énormes qu’ont connues les skateuses ces quinze dernières années, il y a encore énormément de discriminations liées au genre.”
Quels sont les obstacles rencontrés par les skateuses ?
C’est un sujet très profond et controversé, il m’est difficile d’y répondre en quelques lignes. Cependant, je peux dire que malgré les avancées énormes qu’ont connues les skateuses ces quinze dernières années, il y a encore énormément de discriminations liées au genre (et pas que dans le skate d’ailleurs, mais dans de nombreux sports).
La marche vers l’égalité est tenace et elle infiltre le monde du skate, mais il y a encore du chemin à parcourir. Cela dit, c’est génial de voir tant de jeunes filles se mettre au skate, parce qu’elles voient d’autres filles en faire. Dans ce contexte, elles ne peuvent que se dire que ce sport est fait pour elles.
“Je photographie toute skateuse qui accepte de poser pour moi ! Je me fiche de son niveau ou de qui elle est.”
Ohmala dans la Grass Valley, en 2018, pour “Skater Girls”. (© Jenny Sampson)
Qui sont les femmes que tu photographies ?
Je photographie toute skateuse qui accepte de poser pour moi ! Je me fiche de son niveau ou de qui elle est. Quand je suis à un événement de skate féminin, je vais parfois voir quelqu’un et je lui demande de poser ou alors, on vient me voir pour s’inscrire. Ce n’est même pas la peine qu’elle participe à l’événement. Je les rencontre dans les skateparks, dans la rue ou grâce à des amis. Parfois, je les contacte via Instagram. La quasi-totalité des personnes à qui je demande accepte.
Comment se déroulent les séances photo ?
Une fois que la personne a accepté, je commence par lui expliquer le procédé et lui montrer des exemples de photos. Ensuite, je prépare ma plaque en métal dans ma chambre noire, afin de préparer ma “pellicule”, si je puis dire. Je verse du collodion sur la plaque (ce qui crée une sorte de couche de glu), puis je la plonge dans un bain de nitrate d’argent, afin de la sensibiliser à la lumière. Avant qu’elle ne sèche, je la fixe et je l’insère dans ma chambre photographique. Je prends ma photo (avec un temps d’exposition d’environ quatre secondes), puis je retourne dans ma chambre noire pour développer la plaque.
Jasmine à Seattle, en 2018, pour “Skater Girls”. (© Jenny Sampson)
Après le développement, je quitte la chambre noire et fixe la plaque. À ce moment, le modèle peut regarder le processus magique se faire. J’entends souvent des cris de joie ! Enfin, le ferrotype est lavé et séché. En tout, cela peut prendre entre vingt à quarante minutes.
Pourquoi avoir choisi ce procédé ?
Ça a commencé par hasard et c’est devenu mon moyen favori. C’était un hasard, parce qu’au début, je voulais juste tester ma chambre noire portative à l’extérieur. C’est devenu un choix, parce que le procédé comporte de multiples facettes. Déjà, j’adore le résultat : l’honnêteté dans l’expression des modèles, leur beauté obsédante, le lien entre le vieux et le neuf et le fait d’utiliser un procédé si magique, qui fait hurler de joie les gens.
Cela me plaît aussi, parce que grâce au temps et à l’investissement nécessaires pour réaliser ces portraits, j’ai appris beaucoup sur cette culture et ces communautés. Les stéréotypes ont été mis à bas et les inconnues que j’ai rencontrées sont souvent devenues des amies. Bien sûr, ce procédé ne va pas sans son lot de difficultés – dues notamment à la météo, à la présence d’une foule, au lieu choisi, aux réactions chimiques, etc.
Lucia à Oakland, en 2019, pour “Skater Girls”. (© Jenny Sampson)
Comment penses-tu la composition de tes photos ?
Ce sont des portraits in situ et comme les skateurs utilisent pour leurs figures des skateparks, des parkings, des rues, des trottoirs, des bornes incendies et d’autres objets urbains, j’essaie toujours de les intégrer à mes images. En gros, les seuls éléments que je mets de côté sont ma chambre noire et mon équipement. Tout le reste est intégré, parce que c’est comme ça que les skateurs utilisent l’espace.
“Il y a toujours eu des skateuses très talentueuses et courageuses, mais elles étaient dans l’ombre.”
Tes modèles avaient-elles leur mot à dire ?
Réaliser des ferrotypes est une expérience collaborative. Le plus important, c’est que mes modèles soient à l’aise physiquement et mentalement. Je leur demande toujours si elles ont des envies ou des idées. Si c’est possible, on le fait. Parfois, elles préfèrent que je les dirige. Souvent, je leur demande de recréer une attitude ou une pose qu’elles ont faite auparavant, sans réfléchir. C’est important qu’elles posent de façon authentique.
Yulin à Los Angeles, en 2018, pour “Skater Girls”. (© Jenny Sampson)
Que voulais-tu transmettre avec cette série ?
Ma propre expérience de photo de skate a débuté avec mes préjugés. J’imaginais des garçons rebelles, un peu trublions et intimidants. Plus je les observais et je les photographiais, plus ces idées reçues disparaissaient. J’ai fini par adorer les skateurs et leur culture.
Ceci dit, le stéréotype d’un monde dominé par les hommes persistait. Je n’y prêtais pas trop attention (bien que j’étais hyper contente quand je voyais une fille skater), mais quand j’ai rencontré ce groupe de filles en 2017 qui m’ont parlé du monde du skate féminin, j’ai cru à un rêve.
Avec ma série, je veux casser l’image conventionnelle du skate associé aux garçons, je veux montrer au monde qui sont ces personnes qui skatent et surtout, qui elles peuvent être. Il y a toujours eu des skateuses très talentueuses et courageuses, mais elles étaient dans l’ombre. Elles m’inspirent énormément et je veux partager leur talent au monde.
Briana à Los Angeles, en 2019, pour “Skater Girls”. (© Jenny Sampson)
Kristen et Holly à Oakland, en 2019, pour “Skater Girls”. (© Jenny Sampson)
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Skater Girls de Jenny Sampson est publié aux éditions Daylight.