Ce témoignage a été écrit dans le cadre d’ateliers menés par les journalistes de la ZEP (la Zone d’Expression Prioritaire), un média qui accompagne des jeunes à l’écriture pour qu’ils et elles racontent leurs réalités quotidiennes.
À voir aussi sur Konbini
“Alors, c’est fait ?
— C’est fait.”
Je répète bêtement face à une mère émue par les retrouvailles. C’est fait. Sous le panneau des arrivées à l’aéroport de Blagnac, ce jeudi brûlant de juillet, je renoue peu à peu avec le sol français. 46 kg de valise roulent derrière moi. Un an de vie comprimé dans deux grosses boîtes à roulettes. Je repense à tout ce que j’ai laissé là-bas. On ne peut pas mettre les amis en soute, c’est plutôt dommage.
“C’était comment ?”, me demande Stéphane, mon beau-père, sur le même ton qu’un : “Il était bien le film ?” à la sortie d’un cinéma. “C’était bien.” J’élude, je suis peu loquace. Moi qu’on qualifie de pipelette en temps normal, j’ai des tonnes de choses à raconter et à demander. Pourtant, je ne sors que trois mots, avec l’impression qu’on me les arrache de force.
En fait, je ne suis pas vraiment là. J’ai encore la tête ailleurs, 9 720 km plus à l’est plus précisément. On est le 28 juillet 2020, il est 12 h 30, heure française, et j’atterris après un an d’échange universitaire au Japon. C’est le rêve d’une vie que je viens de réaliser. Mais il y a quoi, après ?
Un steak cramé dans un resto routier, quelques anecdotes de voyage pendant le café et trois quarts d’heure d’écoute ininterrompue de RTL2 plus tard, la voiture passe le péage de Castelsarrasin. La façade de la maison se dessine bientôt. “Tadaima !” Ce qui veut dire : “Je suis rentrée !” Lorsque je pose mes bagages dans le salon familial, ça sent le bois, la pelouse tondue, c’est à la fois familier et tout nouveau. Ça sent le passé.
Des souvenirs plein la tête et les valises
Quelques heures plus tard, je range mes souvenirs dans mes vieux tiroirs. Ma vie japonaise peuple à présent ma chambre d’ado. Je prends quelques minutes pour contempler mes nouveaux trésors, entre fierté et nostalgie. À les voir confortablement installés à leur nouvelle place, je les entends me dire, eux aussi : “Alors ça y est, c’est fait”. Les messages de mes camarades de dortoir m’informant qu’elles aussi sont bien arrivées posent le point final de notre aventure commune au Japon. Oui, c’est fait, c’est terminé. Il ne me reste plus qu’à l’accepter.
Quelques jours plus tard, je rembobine et je comprends que j’ai survécu loin de tout ce qui m’était familier. J’avais à peine 21 ans quand j’ai décidé de tout mettre en pause pour réaliser le voyage dont j’avais toujours rêvé. Je suis partie un beau matin d’août pour 19 heures de trajet et deux escales. Je me suis perdue à l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, j’ai raté ma correspondance à Tokyo et, pourtant, j’ai bien fini par arriver à Nagoya avec, certes, une dizaine d’heures de retard et un gros manque de sommeil, mais intacte et sans avoir appelé Maman en pleurs pour qu’elle vienne me sauver. C’était la fierté, la première chose que j’ai racontée en rentrant.
Ensuite, moi, petite chose craintive que j’étais, là-bas, j’ai été capable de sociabiliser avec un dortoir de 70 personnes venant des quatre coins du globe, j’ai tenu des cours de français, j’ai exploré des contrées sauvages des Alpes japonaises. Je sais comment ouvrir un compte bancaire au Japon et comment le fermer, je sais déclarer un déménagement à la mairie et même demander un visa de travail au bureau de l’immigration. Je n’ai pas utilisé un seul mot d’anglais pour ça.
Maintenant que je suis rentrée, je suis l’experte du pays du Soleil-Levant, l’historienne japonologue de référence dans ma famille.
J’ai ramené beaucoup de choses dans mes valises, et pas qu’une nouvelle console : des figurines de mon anime préféré et des talismans de tous les sanctuaires shinto que j’ai croisés. J’ai aussi noué des liens solides qui traversent les frontières avec des colocs et camarades de classe qui étaient là-bas ma deuxième famille.
Désadaptée
Dans les jours qui suivent mon arrivée, je n’avertis personne de mon retour. Mes conversations se font toutes sur Line, l’équivalent japonais de WhatsApp. Sur “Les Frenchis“ plus précisément, un groupe de discussion réunissant quatre autres Françaises de mon dortoir et moi. On vient de passer onze mois sous le même toit, à étudier, cuisiner, voyager, s’émerveiller ensemble. On sait qu’il faudra du temps, mais on s’est quittées en se promettant de se revoir, “en France ou ailleurs”. Plus facile à dire qu’à faire. L’une d’entre nous est restée quelques jours de plus à Tokyo. “Le Japon sans vous, c’est pas pareil”, nous écrit-elle un peu déprimée. “Tu nous manques aussi, répond tout le monde. Allez, va dormir, il se fait tard chez toi.”
Depuis quand “chez nous” est-il devenu “chez toi” ? L’émotion remonte, je ne la retiens pas. Je vais plutôt fuir dans les jeux vidéo. Ma Switch est HS. Je dirige son chargeur vers la prise. Ça bloque. Je comprends le problème, regarde le câble et la prise sur le mur d’un mauvais œil. C’est un chargeur japonais. Je m’affale sur le lit, c’est la goutte d’eau. Je déborde. Je comprendrai plus tard pourquoi l’incident m’a submergée. À chaque inclinaison en disant au revoir, à chaque mot japonais venant plus vite que le mot français, à chaque petite habitude japonaise ayant la peau dure, je comprendrai qu’à l’instar de mon chargeur, je suis désadaptée.
Les premiers mois de mon retour glissent sous le signe de la régression. J’ai beaucoup de choses à reconstruire. Reprendre les études, retrouver un appart, renouer avec les camarades restés ici. J’ai l’impression de repartir de zéro dans un environnement où je ne me projette pas, où je ne me reconnais pas non plus. J’ai du mal à me glisser dans ma peau d’avant.
Prolonger mon “rêve japonais”
Mon esprit est doué pour se tapir dans le déni et tout devient une excuse pour prolonger mon “rêve japonais”. J’achète du miso pour ma traditionnelle soupe au petit-déjeuner. J’écoute de la pop japonaise, je regarde des animes du matin au soir. Je compare tout, tout le temps : “Au Japon, c’était…” ; “À Nagoya, j’ai…”.
Comment se réadapte-t-on à son propre pays ? Comment reprend-on sa vie telle qu’on l’a laissée avant de partir ? Comment se construit-on un nouveau rêve ? Et si ça ne revenait jamais ? Et puis, le temps fait le travail. Peu à peu, je réapprends à manger sucré le matin. Je me fais à l’idée que les magasins sont fermés le dimanche. Je retraverse au rouge au passage piéton. Je pense de moins en moins en japonais.
Un pincement persiste, malgré tout, au fond de moi. Il me prend à la gorge quand je vois des stories d’amis retournés là-bas. Ça fait trois ans maintenant que je suis rentrée et je bâtis l’avenir en France pas à pas.
Mais parfois encore, je tape sur la barre de recherche de Google : “J’ai le mal d’un pays qui n’est pas le mien”.
Alex, 25 ans, en formation, Toulouse