Un rat, une caméra volée puis des larmes : souvenir en trois actes de la pire interview de ma vie

Un rat, une caméra volée puis des larmes : souvenir en trois actes de la pire interview de ma vie

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(image extraite de France de Bruno Dumont où Léa Seydoux incarne une journaliste © 3B Productions)

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Par Manon Marcillat

Publié le , modifié le

Une trilogie qui finit bien.

Cet été, on a décidé de vous raconter nos moments d’interview les plus fous, du meilleur au pire. Entre grandes gênes, petits bonheurs et chaudes larmes, on vous dévoile tout.

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Ceci n’est pas seulement l’histoire d’un mauvais souvenir, ceci est le récit d’une véritable épopée. Festival de Deauville, septembre 2020, je suis une jeune journaliste encore débutante et je m’apprête à rencontrer pour la première fois une réalisatrice française dont j’aime beaucoup le travail mais dont la réputation en interview la précède. Elle serait difficile en affaires et j’en ai eu plusieurs fois la démonstration sur les plateaux de télévision.

Elle n’est pas l’unique coupable dans cette débâcle et je dois prendre ma part de responsabilité. Nous étions en plein festival et entre les projections, les critiques à rédiger, les soirées et le manque de sommeil, je n’étais ni des mieux préparées ni des plus alertes. Mais c’est aussi ça, le jeu des festivals, chacun·e compose avec des conditions de travail rarement optimales et l’indulgence des deux parties y est tacite.

Sans surprise, je patauge, elle soupire, je ne suis pas pertinente, elle s’exaspère, et l’échange devient alors un immense moment de malaise où j’appréhende chacune de mes questions et chacune de ses réactions. Pour ne rien gâcher, nous avions été installés dans le hall de l’hôtel, en plein passage, à portée de tous les yeux et de toutes les oreilles. Elle finit par s’interrompre, estimant que mon collègue qui cadre ce naufrage et moi ne la regardons pas suffisamment, et quand elle parle, elle aime être regardée.

Puis, comme tombé du ciel, un rat échappé d’une cuisine se faufile entre les jambes de mon bourreau qui panique, mettant précipitamment fin à l’interview et à mon supplice. Acte manqué ou rencontre maudite : dans le train du retour, on nous volera la caméra et donc les rushs de l’interview qui ne verra jamais le jour. Pour rattraper le coup, je programme valeureusement une nouvelle interview, au calme dans notre studio quelques semaines plus tard. Fébrile, je suis cette fois-ci parée et préparée comme jamais. Elle ne me reconnaît évidemment – et heureusement – pas mais son attaché de presse juge opportun de m’informer qu’elle a fait pleurer une journaliste plus tôt dans la journée. Puis il m’envoie au casse-pipe avec une petite tape dans le dos pour m’envoyer de la force.

Chaque sujet semble sensible, je la sens sur le fil, toujours prête à basculer dans l’agressivité et à se refermer comme une huître en cas de faux pas. Mais lorsque j’abats ma meilleure carte, celle d’un souvenir d’enfance déterré après avoir épluché chacune de ses interviews, elle bascule enfin dans mon camp et retrouve le sourire. Elle finira l’interview en me remerciant pour mon travail et l’intérêt que je lui porte, toujours sans se rappeler du très mauvais quart d’heure passé ensemble quelques semaines plus tôt.

Trois ans plus tard, son nouveau film est un ratage total. Konbini massacre le long-métrage, et épingle sa collaboration avec un acteur accusé de violences conjugales, dans une critique qui fera des centaines de milliers de vues sur le site et provoquera la colère de son distributeur. Évidemment, aucune interview n’est au programme pour cette sortie, mais je me délecte des récits de courageux·ses journalistes qui ont tenté l’expérience et publient, passablement traumatisé·e·s, l’histoire de leur rencontre.

Suite et fin de cette trilogie : cette année, le mouvement #MeToo a connu un nouveau retentissement en France et je reçois la sœur de cette redoutable cinéaste. Elle est actrice et vient témoigner de la relation d’emprise et des agressions sexuelles dont elle a été victime de la part d’un réalisateur. Le sujet est très délicat et j’appréhende doublement cette rencontre, redoutant d’être confrontée à un mauvais karma familial. Mais je fais la connaissance d’une femme douce, bienveillante, désireuse de parler, de parler bien et de se faire comprendre au mieux pour aider d’autres femmes à prendre à leur tour la parole. Pour des raisons évidentes, l’échange est difficile, mais, courageuse, elle me raconte son traumatisme sans parvenir à contenir ses larmes. Elle pleure, je pleure, et on finit l’interview en se prenant dans les bras. De sa sœur on ne parlera pas.