Pas moins de quatre projections en sa présence et une master class exclusive : pour la promo française de The Killer, David Fincher a mis les petits plats dans les grands. Et c’est avec une certaine humilité, la casquette vissée sur la tête, que David Fincher a fait une entrée triomphante dans la grande salle de La Cinémathèque française, ce samedi 14 octobre.
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Dans le cadre d’une rétrospective intégrale, conjointe à la promotion de son nouveau long-métrage The Killer, le réalisateur est venu y donner une master class, précédée de la projection de Zodiac, le chef-d’œuvre qu’il a consacré au tueur en série du même nom. Fidèle à sa réputation de maniaque obsessionnel, Fincher a semble-t-il lui-même réalisé le montage qui a ouvert la séance et rassemble des extraits de tous ses films. Rien de surprenant, donc, à ce que la séquence n’évoque jamais l’existence d’Alien, première expérience catastrophique de Fincher à Hollywood…
Cet aspect très contrôlé n’a pourtant pas empêché le cinéaste de se confier avec sincérité sur sa carrière et sa conception du métier de réalisateur, le tout saupoudré de quelques anecdotes croustillantes.
Zodiac, le “film-somme” de David Fincher
Zodiac raconte l’enquête labyrinthique qui échoua à démasquer, dans les années 1960 et 1970, le “tueur du Zodiaque”, auteur de plusieurs crimes sordides, connu pour les nombreuses lettres cryptiques qu’il envoyait aux journaux et aux forces de l’ordre. Un film teinté d’une certaine dimension autobiographique, comme Fincher l’a lui-même reconnu :
“J’ai grandi dans la baie de San Francisco à la fin des années 1960. Zodiaque était alors notre croque-mitaine. Les enfants ne parlaient que de ça. Lorsque ma famille a déménagé quelques années plus tard, je me souviens de regarder par la vitre arrière de la voiture, comme pour dire adieu à San Francisco, et me demander : qu’est-il arrivé à Zodiaque ? Ont-ils réussi à l’arrêter ?”
Lorsque Fincher a lu le script de James Vanderbilt consacré à cette affaire, cela a eu pour lui l’effet d’un “retour en enfance”. Il faut rappeler la paranoïa qui a gagné la Californie à cette époque, après que Zodiaque a déclaré, dans une de ses lettres, vouloir tirer sur un bus scolaire et tuer des enfants. Dans le film, le personnage du jeune fils de Robert Graysmith (Jake Gyllenhaal), témoin innocent et confus de la pagaille, est une réminiscence de ce traumatisme, le jeune David allant lui-même à l’école en bus, “escorté par la police”. Zodiac témoigne d’une authenticité déconcertante dans sa reconstitution, là encore le fruit d’un travail de mémoire :
“Je savais à quoi cette époque ressemblait. Je savais à quoi les couloirs d’une rédaction ressemblaient, puisque mon père [Jack Fincher, scénariste de Mank, son dernier film en date, ndlr] travaillait pour Life Magazine. Je peux encore sentir l’odeur des cuisines des maisons de la baie, à la fin des années 1960. Sur le plateau, je savais toujours si un accessoire était bien d’époque ou s’il fallait le remplacer par un autre.”
Fincher s’est également exprimé sur l’appropriation discutable de ce fait divers par Hollywood, notamment dans le film L’Inspecteur Harry de Don Siegel, au sujet duquel il a exprimé de sérieuses réserves :
“Lorsque j’ai vu le film, j’ai trouvé les parallèles avec l’affaire du Zodiaque étranges. Le fait de voir le personnage de Scorpion [l’équivalent du Zodiaque dans le film de Siegel, ndlr] traité comme un simple méchant de cinéma, j’ai trouvé cela plutôt injuste vis-à-vis de la terreur que le véritable tueur a suscité dans la population.”
Enfin, Fincher a évoqué sa collaboration fructueuse avec le chef opérateur Harris Savides, hélas décédé prématurément en 2012 :
“Il était l’une des personnes les plus talentueuses que j’aie rencontrées. Je le voulais absolument sur ce film. C’était alors mon premier tournage avec une caméra numérique et Harris était très frustré de faire office de cobaye. Nous nous sommes finalement accordés sur les mêmes influences : la photographie de Stephen Shore et les éclairages de Gordon Willis ou de Conrad L. Hall pour les grands films des années 1970.”
“Le cinéma, c’est une opération militaire exécutée par des enfants précoces”
Questionné à ce sujet par Frédéric Bonnaud, directeur de la Cinémathèque, Fincher a souligné l’omniprésence du cinéma dans son enfance et l’importance des auteurs californiens de l’époque (Philip Kaufman, Francis Ford Coppola ou encore George Lucas, qui résidait alors près de chez lui, à San Anselmo) :
“Je connais bien plus le cinéma du nord de Hollywood que le Nouvel Hollywood. Quand j’étais jeune, il y avait beaucoup de tournages près de chez moi. C’était une époque bénie. American Graffiti, par exemple, a été tourné juste devant chez nous ! Je n’ai donc jamais pensé que faire des films était hors d’atteinte pour moi.”
David Fincher a beau avoir été nourri et influencé par le cinéma d’auteur, il garde pourtant une conception très personnelle et radicale du métier de cinéaste. Frédéric Bonnaud a mis en parallèle la volonté de contrôle et l’extrême méticulosité du tueur incarné par Michael Fassbender dans The Killer avec l’idée que le public se fait d’un auteur de cinéma, évoquant notamment Alfred Hitchcock, qui disait s’ennuyer sur les tournages, puisque tout était préparé en amont. Fincher a botté en touche :
“Je pense que c’est le plus grand fantasme sur la réalisation d’un film. L’idée que quelqu’un puisse avoir suffisamment de pouvoir pour que quatre-vingt-dix personnes fassent exactement ce qu’il ou elle a prévu est une folie. Vous ne contrôlez rien ! Vous cherchez sans cesse à atténuer le désastre. Dans un orchestre, tous les musiciens ont passé des années à maîtriser leur instrument, ce qu’ils doivent jouer est inscrit noir sur blanc sur du papier. Le chef d’orchestre a pour fonction d’ajuster cela à son propre goût. Le cinéma n’a rien à voir avec ça : c’est une opération militaire exécutée par des enfants précoces.”
Afin d’illustrer ce point de vue, le réalisateur a pris en exemple son second long-métrage, Seven, dont l’atmosphère moite et pluvieuse semble découler d’une intention artistique. Il n’en est rien : le tournage a eu lieu à Los Angeles alors que la ville subissait des précipitations records. Fincher a un temps songé à délocaliser le tournage, mais le budget ne le permettait pas. Le climat apocalyptique, interprété par certains comme une référence à Blade Runner, aujourd’hui indissociable du film, relève donc d’un banal accident.
Frédéric Bonnaud s’est aussi fendu, durant la master class, d’un constat amer sur le manque apparent d’ambition des majors hollywoodiens aujourd’hui, conséquence possible de la migration de nombreux auteurs (dont Fincher lui-même) vers les plateformes de streaming. Le cinéaste y a répondu de manière plutôt optimiste :
“Je ne m’inquiète pas de cette transition. Je connais beaucoup de gens qui pensent comme moi et se disent que nous ne savons presque rien du cinéma. C’est un art centenaire, là où la peinture, par exemple, existe depuis bien plus longtemps, et pourtant, elle vit et évolue toujours. Et voilà que nous craignons déjà la fin du cinéma. Je pense au contraire que les gens continueront toujours de faire tourner la machine. L’année dernière, Hollywood a produit plus de 600 films, c’est inédit. Certains seront oubliés, d’autres non. En 1974, ils n’étaient que quarante-huit. Mais au milieu de ces films, il y avait Chinatown ou Le Parrain 2. La technologie ne rendra jamais l’art moins important, elle permettra juste de l’aborder différemment.”
Un clip de Michael Jackson sans Michael Jackson ?
Comme il est de coutume dans ce genre d’événements, Fincher s’est prêté au jeu des confidences sur sa carrière de cinéaste mais aussi de réalisateur de clips. George Michael, Madonna, Aerosmith, Jay-Z, les Gipsy Kings… De 1984 à 2013, les plus grands noms de la musique sont passés devant sa caméra. Le point d’orgue reste certainement le tournage du clip “Who Is It”, réalisé pour Michael Jackson en 1993. Problème : le roi de la pop a quitté le plateau au bout de trois jours, refusant en fin de compte d’y apparaître aux côtés d’une prostituée. Obligé contractuellement de mener la production à son terme, Fincher a finalement dû tourner… avec un sosie !
“Lorsque j’ai pitché le projet à Michael, il ne comprenait pas très bien de quoi je parlais. Quand il l’a compris, il a tout arrêté, apparemment pour des raisons religieuses. Je pensais pouvoir rentrer chez moi, mais il a fallu tourner avec un imitateur, qui est arrivé de nuit sur le plateau. Je lui ai dit que cette situation m’embarrassait beaucoup, mais il m’a tapé sur l’épaule en me disant : ‘Tu sais, David, j’ai déjà tourné dans les quatre derniers clips de Michael…’.”
Enfin, répondant aux questions du public, Fincher a malheureusement enterré l’un de ses projets de longue date, une adaptation de Vingt Mille Lieues sous les mers de Jules Verne. Une occasion pour le cinéaste de soulever, l’air de rien, une certaine hypocrisie de la part du studio Disney, supposé financer le film :
“Je voulais parler de l’impérialisme blanc au sein d’une grosse production Disney, avec un acteur racisé. Mais le film aurait certainement coûté plus de 200 millions de dollars, donc ça n’a jamais eu lieu. Cela semble avoir changé depuis, et peut-être que Disney a compris son erreur de jugement. Mais c’était il y a dix ans, donc je n’y retournerai pas.”
The Killer sort sur Netflix le 10 novembre prochain. La rétrospective de l’œuvre de David Fincher se poursuit à la Cinémathèque française jusqu’au 22 octobre.