Trois ans seulement après son révélateur et magnifique Good Kid, M.A.A.D City, et deux ans avant l’ambitieux et explosif album Damn, qui finira de l’imposer comme l’artiste américain le plus important des années 2010, Kendrick Lamar livrait son troisième album (le deuxième en major), To Pimp a Butterfly. Ce “classique instantané”, comme l’ont décrit certains critiques dès sa parution, résonne toujours autant six ans après jour pour jour et s’est imposé comme une référence absolue parmi les meilleurs albums de l’histoire du rap contemporain.
16 mars 2015. À une époque où la trap d’Atlanta règne encore en maîtresse sur le paysage du hip-hop américain, Kendrick Lamar offre un disque paradoxalement ambitieux. En puisant dans les héritages de la culture musicale afro-américaine, le lyriciste de Compton signe un album hybride qui va à contre-courant des tendances, faisant “du neuf avec du vieux”, tout en s’appuyant sur une grande réflexion sur le climat social aux États-Unis. Inspiré et inspirant.
Car il y a six ans, c’est pour le moins tendu Outre-Atlantique. Les assassinats de personnes noires par des policiers en service dégainant plus vite que leur ombre s’enchaînent comme lors de la ségrégation, avec en point d’orgue des contre-enquêtes dignes de notre IGPN nationale. Le mouvement Black Lives Matter a vu le jour quelques mois plus tôt et commence à se faire entendre, s’insurgeant contre ces disparitions en série et la tournure dramatique des choses. Des événements que celui que l’on surnomme K-Dot suit très attentivement, et qui vont nourrir son nouveau projet.
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Un disque ancré dans son époque
Alors que nombreux sont ceux à penser qu’il ne pourra faire mieux que son précédent album, Kendrick Lamar débarque avec To Pimp a Butterfly et surpasse toutes les attentes. Le virtuose a gagné en maturité depuis son dernier projet, notamment dans son discours. Le kid de Compton est devenu un homme, et construit ses propres avis et critiques sur ce qu’il voit. Que ce soit le fameux sentiment de culpabilité du survivant, le racisme généralisé, la dépression, les dépendances de tout type, mais aussi le mal que se font les Noirs entre eux évoqué sur la piste “The Blacker the Berry”. Kendrick Lamar s’érige alors en psychanalyste des maux de la rue, de sa rue.
Un propos d’une nuance rare et étrangement lucide, qui traduit le long travail que l’artiste a fait sur lui-même. Se poser toutes les questions possibles autour d’un sujet, et surtout ne pas se contenter de prendre position dans un camp ou son opposé – à la façon d’un débat sur Twitter. Bien souvent, là où il y a de la nuance, il y a bien de l’intelligence. Quitte à parfois entrer dans quelques contradictions, mais la vie est ainsi faite, ambivalente.
D’autant plus quand son auteur se remet lui-même régulièrement en question. Un processus au long cours qui a débuté avec sa visite en Afrique du Sud quelques mois avant. Là-bas, le rappeur californien va s’imprégner de l’histoire d’un pays marqué au fer rouge par le racisme pur et dur. Il y visite notamment la cellule de Nelson Mandela à Robben Island et commence à dessiner dans sa tête les premières lignes directrices de To Pimp a Butterfly.
Comment ne pas évoquer par exemple “King Kunta”, troisième son du projet inspiré directement du personnage littéraire Kunta Kinte, héros du roman Racines d’Alex Haley et symbole de la traite des Noirs. Ou encore cette sublime cover qui, comme l’a analysé Interlude, montre le moment où le ghetto afro-américain de Compton débarque à la Maison-Blanche pour mettre fin aux injustices et reprendre ce qui lui revient de droit : la liberté.
Cet hommage à la culture noire américaine se poursuit musicalement. Le nom original du projet, “Tu Pimp a Caterpillar”, n’est rien d’autre qu’un hommage à Tupac, artiste qui a grandement influencé Kendrick Lamar et que l’on retrouve sur l’interminable outro du projet “Mortal Man”. Le nom de l’album change finalement plus tard pour devenir “Butterfly” et évoquer plus frontalement la mue artistique et intellectuelle – qui touche à sa fin – entamée au cours des derniers mois par l’artiste.
En découle un rap conscient et musicalement très élaboré. Les musiques justement, extrêmement riches et complexes, voire sophistiquées, deviennent le terrain de jeu idéal pour la créativité débordante du rappeur, laissant suffisamment de liberté à ses idées foisonnantes. L’optimiste “i” répond ainsi au bien plus sombre “u”, par exemple. Le tout se révélant assez accessible à n’importe quel auditeur ou presque, bien que par moments un poil indigeste. Les “j’aime pas le rap” n’ont plus d’excuse.
“Artiste total”
Le virtuose multiplie les influences afro-américaines (soul, jazz, funk, rap west coast…), notamment grâce à la grande variété de producteurs et de musiciens auxquels il fait appel pour ce projet colossal. À la façon d’un Kanye West, Kendrick Lamar s’est positionné en tant que chef d’orchestre des nombreux collaborateurs de son album pour coordonner toutes les différentes sonorités. Si Dr. Dre et Anthony Tiffith (le boss de Top Dawg Entertainment) sont crédités comme producteurs exécutifs de To Pimp a Butterfly, ce sont bien Thundercat, Flying Lotus, Sounwave, Kamasi Washington, Boi-1da et l’éternel Pharrell Williams, pour ne citer qu’eux, qui vont polir chaque piste de l’album et lui apporter tout son raffinement.
Les featurings sont moins prestigieux que ceux du précédent projet, mais plus recherchés et surtout plus appropriés. Ils collent mieux à l’esprit de cet album. Exit les clinquants Drake, Jay Rock, Mary J. Blige ou encore Jay-Z de la version enrichie de Good Kid, M.A.A.D City. Bonjour les Ron Isley, George Clinton, Bilal, Rapsody, Anna Wise.
Pour arriver à ce résultat, Kendrick Lamar avait une idée bien précise de ce qu’il voulait. Beaucoup de boulot, des morceaux remaniés, des invités écartés au fur à mesure des sessions, d’autres conviés au dernier moment… La conception de ce disque a connu bien des rebondissements et K-Dot n’a pas fait de concessions. Le légendaire kid de Minneapolis Prince, par exemple, a bossé en studio avec toute l’équipe sans que cela finisse sur l’album. Certaines de ces démos inédites ont d’ailleurs fini sur la compilation Untitled Unmastered sorti un an plus tard, et “complètent To Pimp a Butterfly“ d’après Thundercat en personne.
Une influence cruciale
Le succès est immédiat, et la hype à son summum. La dernière fois qu’un tel engouement voit le jour pour un album de rap américain, c’est probablement pour la sortie de My Beautiful Dark Twisted Fantasy de Kanye West, encore lui. Car les deux hommes sont peut-être ceux qui incarnent le mieux le “véritable artiste” dans le rap américain. Celui qui arrive avec un message, crée un projet musicalement innovant et développe toute une esthétique recherchée propre à son univers, en s’assurant de préserver une cohérence en phase avec ce concept fort.
To Pimp a Butterfly reçoit onze nominations et est sacré Meilleur album rap aux Grammy Awards, parmi de nombreuses autres récompenses – notamment pour son titre “Alright” devenu un hymne du mouvement Black Lives Matter. Car en dénonçant les violences sociales, Kendrick Lamar emmène sa musique dans une autre dimension, bien plus importante. Dès sa sortie, l’album se classe au sommet des charts et est quasiment immédiatement reconnu comme le meilleur album de l’année pour nombre de spécialistes. Un disque à l’influence considérable, au point d’inspirer ouvertement David Bowie pour son ultime effort, Blackstar, qui arrivera un an plus tard.
Cinq après, To Pimp a Butterfly est toujours un disque aussi crucial, fondamental et actuel. Même si on souhaiterait bien entendu le contraire, les réflexions de Kendrick Lamar, parfois désabusées, parfois révoltées, n’ont toujours pas pris une ride. Ce disque, ode à la culture afro-américaine, a bel et bien signé l’éclosion totale d’un artiste qui a su offrir un album en phase avec son époque et dont tout un pays avait cruellement besoin.
-> À (re)voir : notre interview avec Kendrick Lamar :
En prolongement de cet album qui se terminait par un échange avec Tupac, nous avions réuni Kendrick et son père spirituel pour un face-à-face inédit :
Article initialement publié le 16 mars 2020 et mis à jour le 16 mars 2021.