On l’a découvert, comme tout le monde, en 2017, avec l’impressionnant Ces jours qui disparaissent. Un thriller psychologico-fantastique sur un homme qui, suite à un accident, ne se réveille pas tous les matins et zappe des journées entières. Une BD qui a mis une claque à tout le monde, s’est vendue à des centaines de milliers d’exemplaires, et a placé son jeune auteur comme le bédéiste à suivre de près : Timothé Le Boucher.
À voir aussi sur Konbini
Son livre suivant, Le Patient, a confirmé les espoirs et les attentes de tout le monde. Le Boucher est devenu une figure incontournable de ce qu’on appelle communément “le roman graphique”. Son dernier projet, 47 Cordes, est la preuve qu’il ne nous a pas encore tout montré. En usant de son dessin faussement simpliste et de ses récits aux chemins sinueux, cette œuvre – de loin la plus ambitieuse, avec une histoire qui sera contée en deux parties, et dont la première fait près de 400 pages –, est du pur Le Boucher.
On y suit Ambroise, un jeune homme qui a le malheur de croiser une créature étrange capable de se métamorphoser à volonté, et prête à tout pour le séduire. Une histoire où se mêlent de la romance, des conflits au sein d’un orchestre, une drôle de cantatrice, des défis pour acquérir une harpe, et beaucoup de suspens.
Alors qu’on ne saurait que trop vous conseiller d’offrir cette BD à Noël, nous avons pu nous entretenir avec son auteur, histoire d’en savoir plus sur sa manière de travailler, ses influences, sur pourquoi ses BD sont si cinématographiques et sur les adaptations filmiques de son œuvre qui sont en cours.
Konbini | Un objet comme ça, un livre aussi épais et une histoire aussi dense, ça te prend combien de temps ?
Timothé Le Boucher | Après la sortie du Patient, j’ai commencé à réfléchir à une histoire. Je n’ai pas commencé tout de suite parce que j’avais besoin d’une petite pause et de réfléchir à plein d’idées. J’en ai discuté avec mon éditeur, et lui ai proposé une dizaine de pitchs. J’ai plein d’idées d’histoires que je garde dans un coin de ma tête.
À ce point-là ? Des pitchs qui peuvent devenir des livres ?
Je ne dis pas qu’elles sont toutes intéressantes, mais il y en a plein qui me plaisent donc c’est intéressant de se demander sur laquelle je vais me pencher après. J’avais des projets plus “horreur” ou “mythologie” et, finalement, en discutant des différentes histoires, celle qui a vraiment émergé est celle d’un personnage “métamorphe” qui essaie de séduire.
J’avais déjà la fin parce que j’ai eu l’idée avant Ces jours qui disparaissent. Elle n’était pas encore prête à l’époque, je n’avais que le postulat de base. C’est pendant l’écriture du Patient que j’ai développé l’histoire, l’arc narratif. Ça a pris un peu de temps, je ne sais pas, un an et demi. Par contre, en termes de dessin, vu que j’avais ma date de rendu, j’avais besoin d’être le plus efficace possible. Je faisais deux planches par jour en noir et blanc, et la couleur sur un mois, où je faisais neuf planches par jour, quelque chose comme ça.
Ah ouais !
Oui. Je crois que mon dessin est pensé pour être assez rapide et servir la narration.
Quand tu dis “pensé”, c’est-à-dire que tu avais déjà cette réflexion au départ, il y a dix ans ?
Naturellement, j’avais envie de raconter des histoires. Aux Beaux-Arts d’Angoulême, je bossais sur plein de petits projets en même temps. J’ai appris à aller vite parce que ce qui primait pour moi, c’était le fait de raconter, je trouvais ça frustrant de passer trop de temps sur une planche. J’adore dessiner, mais c’est la narration qui me plaît.
À l’avenir, n’aimerais-tu pas passer plus de temps sur le dessin d’un projet précis ?
47 Cordes, j’y ai déjà passé plus de temps qu’avant. Ça dépendra du projet je pense, et du type de récit. Sur 400 pages, ce n’était pas faisable.
Il y a vraiment deux équipes, ceux qui mettent en avant l’histoire, et ceux qui privilégient le dessin… Il y a un entre-deux ?
Je suis dans la team “histoire qui prime”, c’est sûr [rires]. Mais j’adore dessiner, donc ça fait partie de mon travail. L’idéal, c’est d’essayer de trouver un compromis. J’aime bien aussi l’animation des mangas, qui sont faits pour aller vite. Tout est stylisé, iconisé, il y a beaucoup d’aplats… Ce sont des techniques qui permettent d’aller plus vite en dessin. C’est à la fois à mon goût et pratique pour raconter.
Quand tu étais en école et que tu avais déjà cette envie de raconter des histoires, c’était quel type d’histoires ? Déjà des thrillers ?
Je crois que même tout petit, je racontais des pop-up d’horreur. Ma toute première BD, qui était faite sans les codes car je n’en lisais pas, c’était ma prof de français qui tuait toute ma classe en mode slasher [rires]. J’étais au collège. Je me souviens qu’une autre prof de français, qui ne l’aimait pas trop, l’avait lue et s’était marrée. Je ne sais pas si c’était pour se foutre de moi ou d’elle, mais qu’importe.
Après ça, tout le monde venait me voir et me demandait de le faire mourir de telle manière. Tout le monde détestait cette prof [rires]. Puis je suis parti sur un petit récit apocalyptique, période Skyblog, tu vois. Je crois que j’ai commencé par des trucs plutôt sombres. Pour moi, à l’époque, Ces jours qui disparaissent, c’était l’histoire la plus joyeuse que j’avais jamais faite [rires].
Que ce soit quand tu étais gamin, en école ou maintenant, d’où viennent tes influences ? Comics, BD, manga, film ? Tu te nourris de quoi ?
Tout ce qui comporte une narration. Le cinéma, ça se sent dans mon découpage. Mais aussi le manga, parce que j’ai découvert le format BD via le manga, donc une manière de raconter plus aérée. Le franco-belge, j’ai plus de mal, parce que je trouve ça très dense et ce n’est pas un rythme que j’aime vraiment. Même s’il y a de très bonnes BD qui utilisent ce format-là, c’est trop pour moi en tant que lecteur.
C’est pour ça que j’essaye d’accompagner le lecteur dans ma narration pour que ce soit le plus fluide possible. Sinon, oui, je lis plein de trucs. Je joue pas mal aux jeux vidéo aussi. Quand je crée une histoire, je le fais par le biais de la bande dessinée. C’est juste l’histoire que j’ai envie de raconter, et c’est en BD que je sais le mieux le faire. Comme je dessine et que j’écris, c’est le médium parfait pour moi. Si je savais écrire des scénarios, ce serait des scénarios.
(© Glénat)
J’ai toujours trouvé tes BD très cinématographiques, et dès le jour où je t’ai découvert, je me suis demandé quand est-ce qu’on allait voir tes histoires sur grand écran. Ça ne m’étonne pas que tu t’en inspires autant…
C’est en cours et ça va prendre pas mal de temps, mais c’est signé pour Ces jours qui disparaissent. Il y a eu beaucoup de producteurs qui ont été intéressés. Glénat a demandé un dossier pour qu’on puisse choisir, et on en a sélectionné cinq ou six qu’on a rencontrés. Je ne peux pas trop en parler, mais c’est cool. Il y avait des plateformes, il y a eu plein de propositions. Le Patient est en tournage en ce moment.
Donc il y a un vrai lien !
Le Patient, ça reste un huis clos dans un hôpital avec assez peu de personnages, donc c’est “facile” à adapter. Ces jours qui disparaissent, c’est un peu plus complexe. Le plus difficile, ça va être le vieillissement des personnages ou des visions du futur. Ce qui était drôle et intéressant, c’est que dans toutes les propositions qu’on a eues, il y avait à chaque fois une vision différente du futur.
Tu es rattaché au projet ou tu as juste autorisé l’adaptation ?
En ce moment, je fais de la bande dessinée, et je préfère laisser les réalisateurs libres de pouvoir faire ce qu’ils veulent de l’histoire. Personnellement, je n’ai pas forcément envie de m’impliquer plus que dans le choix qu’on a fait des personnes pour faire ce projet. Même si je suis consulté.
En parlant de cinéma, la première idée qui m’est venue en termes d’inspiration, c’est Eyes Wide Shut…
Ouais, bien sûr.
Quand tu écris, tu vas fouiller dans des livres ou films précis, ou ça te vient au fur et à mesure ?
Ça vient un peu naturellement, au fur et à mesure. Effectivement, l’imaginaire est lié à des choses qu’on a vues, et Eyes Wide Shut est un de mes Kubrick préférés. Il y avait toute une recherche dessus. Quand j’ai voulu thématiser les “métamorphes” et les deux gothiques, j’ai essayé de ramener une imagerie complotiste, de secte, sataniste ou Illuminati. Cette idée de groupe secret est reliée à plein d’imaginaires.
(© Glénat)
Tu ne savais pas encore que tu voulais en faire deux livres au départ ?
Non. J’avais tout le scénario, mais je ne pouvais pas estimer le nombre de pages. Par exemple, Le Patient, j’en avais estimé 120, et j’en ai eu 300. Je crois que j’ai un problème d’estimation [rires]. Et vu que la métamorphe a forcément plein d’intrigues, je me suis retrouvé avec beaucoup de scènes que je ne voulais pas couper.
La chance que j’ai eue, c’est que mon éditeur me laisse vraiment libre sur la pagination et le fait de le faire en deux parties n’a pas posé problème. Pour revenir sur ce qu’on disait, autant mes précédents projets peuvent être vus comme des films, autant là, il y a un côté sériel, avec des chapitres qui font épisodes, beaucoup de personnages, ce qui peut se rapprocher d’une série.
Ce que j’aime particulièrement dans celui-là, c’est le fait qu’on prenne notre temps pour laisser les relations arriver, que le lecteur puisse respirer un peu malgré la taille du livre…
C’était toute une réflexion sur le rythme effectivement. Si tu as un moment avec beaucoup de dialogues, au sein de l’orchestre, qui vont plutôt vite, on peut contrebalancer avec un chapitre qui prend plus son temps. Les chapitres permettent aussi, pour un grand format, de créer des aérations dans le récit et de laisser la possibilité aux lecteurs de faire une pause et revenir plus tard.
Ça, c’est en amont ?
Oui, au story-board. Mais la bande dessinée se modifie un peu régulièrement. Les dialogues, j’essaye de les affiner au fur et à mesure par exemple, jusqu’à la toute fin. Pareil pour des pages qui s’ajoutent ici et là pour rendre l’action plus visible. Je fais lire la BD à plein d’amis qui me font des retours, dès que je vois que ça bute, je modifie. Ça a pris un an et demi ou deux ans.
Du début à la fin, un an et demi ou deux ? Cela me semble très peu…
Oui, oui [rires]. J’avoue que je travaillais beaucoup, je me reposais peu. C’est pour ça que c’est frustrant la BD, ça prend du temps et je n’ai pas pu me pencher sur d’autres scénarios. Le fait de dessiner m’empêcher d’écrire.
Tu pourrais faire comme certaines personnes qui laissent leur scénario être dessiné par d’autres de temps en temps…
Peut-être qu’à un moment, ça arrivera. Je ne sais pas, mais oui, j’aime bien me dire que les histoires que j’aime le plus, c’est moi qui les dessine. Pour l’instant en tout cas.
Quelle est la plus grande difficulté que tu as rencontrée pour 47 Cordes ?
Les personnages, le fait qu’il y en ait beaucoup, et du coup de les bosser, les caractériser, j’y ai passé beaucoup de temps. Notamment le personnage principal, qui est renfermé, qui a peu d’expressions. Il fallait lui donner des émotions sans qu’on voie ce qu’il ressent vraiment.
Aussi, j’ai développé le suspens de la fin des pages. Des fois, ça ne marche pas, mais c’est une petite technique où tu vas prendre plus ton temps pour que la case de suspens arrive à la fin de la double-page, ou la transition pour faire comprendre une ellipse que tu cales à la fin de la double-page. De créer de la tension autant que possible.