La cinéaste britannique — encore confidentielle en France malgré le chaleureux accueil critique réservé à ses précédents longs-métrages The Souvenir Part I et II, un diptyque produit par un certain Martin Scorsese — assume ses obsessions et c’est ce qui fait de son œuvre, forte de six longs-métrages, un corpus testamentaire et puzzle cinématographique passionnant.
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Eternal Daughter, son dernier film en salles aujourd’hui, s’éloigne des drames pastel et feutrés pour aller naviguer du côté du conte gothique mais cristallise la quintessence de son cinéma. S’il ne mettra pas de point final à sa filmographie — la cinéaste a déjà d’autres idées pour la suite —, il répond en miroir à l’ensemble de son œuvre. Car tout le cinéma de Joanna Hogg est géométrique, presque architectural, un cinéma de la dualité.
“Je pense de plus en plus aux connexions entre mes films. Ils sont comme les différents membres d’une même famille et même si je travaille des genres différents, je pense que je suis guidée par des obsessions qui prennent des formes multiples. Enfin je l’espère.”
Géométrie variable
Dans Exhibition en 2013, elle filmait les derniers jours d’un couple dans leur maison d’architecte avant un déménagement à contrecœur. L’un est en haut, dessine des plans, l’autre est en bas, réfléchit à sa prochaine exposition. Ils se disent des mots doux au téléphone et c’est un jeu de portes coulissantes, de portes blindées, de reflets dans de grandes baies vitrées et de fenêtres sur rue qui structuraient le cadre de ce presque huis clos.
La partie II de The Souvenir répondait en diptyque à la partie I du film. Après avoir filmé Julie, alter ego de Joanna Hogg, entre les quatre murs de son appartement, sous emprise d’un compagnon toxique et toxicomane, elle lui offrait émancipation et réalisation de ses rêves de cinéma dans un deuxième volet ouvert sur l’extérieur. Même son premier film, Unrelated, mettait en scène un groupe d’amis en vacances en Toscane mais qui tous gravitaient en étoile autour d’un ambigu duo.
Dans Eternal Daughter, elle enferme une nouvelle fois deux personnages, cette fois-ci mère et fille, dans un manoir gothique. Julie et Rosalind passent ensemble quelques jours dans un vieil hôtel où cette dernière a vécu enfant. L’occasion pour la seconde de se nourrir des histoires de cette mère adorée, qu’elle enregistre en secret sur son smartphone, pour écrire son prochain scénario. Grâce à un dispositif de champ-contrechamp parfaitement maîtrisé, le caméléon Tilda Swinton incarne ces deux personnages qui conversent en miroir.
Mais deux — et non trois — est le chiffre porte-bonheur de Joanna Hogg. Comme dans The Souvenir, la fille s’appelle aussi Julie et elle est réalisatrice, la mère s’appelle également Rosalind, Tilda Swinton incarne les deux personnages de ce dernier film après avoir incarné la mère de Julie, interprétée par sa véritable fille dans The Souvenir. Mais Eternal Daughter n’est pas le dernier opus d’une trilogie.
“À part le fait que Rosalind et Julie existent dans les deux films, il n’y a pas plus de connexions entre Eternal Daughter et The Souvenir qu’avec mes autres films. C’est peut-être les mêmes personnages mais ça s’arrête là, c’est une autre histoire et les films ne sont pas faits être pour connectés ensemble.”
Fantasmagorie et photographies
Pourtant, Eternel Daughter est une nouvelle histoire de fantômes, soufflée par son producteur Martin Scorsese, amateur du genre, qui lui a soumis la nouvelle They de Rudyard Kipling, “la première histoire de fantôme qui m’a émue aux larmes et qui m’a fait comprendre que l’histoire d’une relation mère/fille pouvait également être gothique et fantasmagorique“.
Après avoir été hantée par le fantôme de son énigmatique ex héroïnomane qu’elle n’est jamais parvenue à comprendre, Julie est dans ce nouveau film hantée par le fantôme de sa mère qu’elle aime d’un amour débordant, presque unilatéral.
Tilda Swinton et Joanna Hogg sont amies depuis l’enfance et connaissaient leurs mères respectives. Celle de l’actrice est décédée il y a plusieurs années, celle de la réalisatrice est partie pendant la pandémie du Covid-19 et c’est Swinton qui a soufflé à Hogg l’idée d’incarner elles-mêmes les deux personnages du film.
Un film particulièrement personnel pour les deux amies, qui sait également capter cet émouvant moment de bascule dans la vie d’un enfant qui doit à son tour prendre soin de son parent. Ici, c’est Julie qui organise, qui prévoit, qui s’inquiète, une dévotion encapsulée dans les nombreuses scènes de repas en tête-à-tête, parfois bouleversantes, souvent embarrassantes.
“Je me souviens de beaucoup de repas de famille gênants quand j’étais enfant et encore aujourd’hui, je ne suis pas du tout à l’aise avec les grands dîners. Je n’aime pas ça. Dans Exhibition, le personnage féminin faisait même semblant de s’évanouir pour se sortir d’un dîner entre amis qu’elle n’apprécie pas.”
Après une demeure d’architecte, une jolie maison de bord de mer, une villa en Toscane, son appartement d’étudiante reproduit à l’identique, le décor — ici, celui d’un vieil hôtel à la Shining, tapisserie de Jouy dans les chambres cosy, néons verts dans les inquiétants couloirs — est une nouvelle fois personnage à part entière.
“Le lieu vient toujours en premier. Pour chacun de mes six films, j’ai pensé au lieu avant de penser aux personnages à l’intérieur. Pour moi, c’est le décor qui donne toute l’atmosphère au film donc c’est à ça que je dois réfléchir en premier.
Pour Eternal Daughter, on était au beau milieu de la pandémie, on ne pouvait pas voyager, j’ai juste tapé ‘maisons hantées’ sur Google et je suis tombée sur des photos de cet hôtel datant des années 1970, en noir et blanc. C’étaient des images tellement frappantes. Puis, j’ai appris qu’aucun film n’y avait jamais été tourné et j’ai trouvé ça très excitant de savoir que c’était une sorte de territoire vierge.”
Incapable de dormir, Julie y déambule la nuit et c’est alors un ballet de fenêtres qui grincent, de portes qui claquent, de couloirs labyrinthiques et d’escaliers en colimaçon qu’elle monte et qu’elle descend, qui occupent une place de choix dans le film. La réalisatrice et ancienne photographe porte une nouvelle fois une attention toute particulière à ses cadres, travaillés de façon photographique, dans un film plein d’inventivité visuelle, tout en jeu de réflexion et de lumière.
“Pour chacun de mes films, je prends des photos qui deviennent une inspiration pour la mise en scène et qui illustrent mes scripts. Elles sont importantes pour la construction du décor mais aussi pour définir la lumière, l’atmosphère, l’emplacement des personnages dans ces lieux.
Pour Eternal Daughter, la première fois que j’ai visité la maison, j’ai pris des photos en 35 mm qui m’ont vraiment aidée à comprendre les formes et les cadres que j’aime.”
(© Condor Distribution)
Tom Hiddleston était la muse de ses premiers films, grand blond spectral qu’elle observait en parade amoureuse en Toscane ou en introspection sur l’île de Tresco. Tilda Swinton, qu’elle mettait en scène dès son premier court-métrage de fin d’études, est la muse de ses derniers films ; actrice fantomatique, tantôt mère, tantôt fille, mais toujours recluse dans la brumeuse campagne anglaise.
Qu’on le voit comme la pièce d’un passionnant puzzle cinématographique ou comme une œuvre qui se suffit à elle-même, Eternal Daughter est à ne pas manquer.
Eternal Daughter est actuellement en salle, et à partir du 29 mars, les trois premiers long-métrages de Joanna Hogg, Unrelated, Archipelago et Exhibition sortiront pour la première fois dans les salles françaises.