Le jour se lève, une fête se prépare, on déplace les meubles, et dans la cuisine, on danse, on chante sur “Silly Games” de Janet Kay, tout en préparant à manger. Au menu : un curry de chèvre, du ackee and saltfish (morue salée) et du Red Stripe, la bière locale de Kingston, en Jamaïque. Ce sont les premières minutes de “Lovers Rock”, l’épisode 2 de la merveilleuse anthologie de Steve McQueen, Small Axe, qui conte les expériences des communautés afro-caribéennes de Londres. La couleur est annoncée, nul besoin d’en dire davantage, les plats situent immédiatement le propos.
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Le langage de l’amour
Avec le langage de la nourriture, on peut tout dire ou presque, et même raconter ses traumas. C’est le cas dans The Bear, créée par Christopher Storer, la série événement de l’été qui fut de toutes les conversations sur Internet et qui débarque sur Disney+ le 5 octobre. On y suit le quotidien de Carmen Berzatto (Jeremy Allen White, de Shameless), Carmy pour les intimes, qui reprend le restaurant de son frère suite au suicide de ce dernier.
Plutôt habitué aux restaurants gastronomiques, dont il a été élu chef le plus prometteur du pays, la pression est grande pour honorer ce legs, héritage familial dont il se serait bien passé. En reprenant The Original Beef, sorte de diner typique où le sandwich est roi, il souhaite associer le meilleur des deux mondes, non sans résistance, avec une équipe peu habituée aux règles strictes en cuisine… et à la nouveauté. Lui veut amener ce qu’il a appris des plus grands (comme au Noma à Copenhague), tout en inspirant un environnement de travail plus bienveillant, ce qu’il n’a jamais connu.
Ici, comme dans toutes les cuisines, gastro ou bistro, ça crie, ça pleure, c’est survolté et électrique, avec une caméra qui semble se faufiler au gré des intonations et gestes maîtrisés. Et même si des habitant·e·s de Chicago ont pointé du doigt quelques libertés prises avec la réalité de leur quotidien, The Bear arrive à reproduire ce qui fait le chaos et la beauté d’une arrière-boutique de restaurant, lieu de tous les possibles où les personnages évoluent en direct sous nos yeux. On pourrait dire que c’est presque un rite de passage, une coming-of-age story (une histoire de passage à la maturité), comme c’est le cas dans Sweetbitter, adaptée du livre éponyme par Stephanie Danler, et disponible en VOD sur la plateforme de Canal+.
Il s’agit de l’histoire fictive (mais basée sur des faits réels) d’une jeune femme perdue, qui décide de tenter la grande aventure à New York en étant serveuse, mais pas dans n’importe quel restaurant. Le hasard (ou le destin) la mènera au Union Square Cafe, une institution gastronomique de la grosse pomme, où elle apprendra la technicité et toxicité de ce milieu. À travers ses mots et son regard, on découvre un endroit exigeant au possible et les tendances culinaires qui font la réputation du restaurant, comme ce moment où une truffe blanche est présentée pour la première fois dans un plat.
On découvre également un univers sexiste où être une femme, jeune qui plus est, n’est jamais une partie de plaisir. Au fil des deux saisons, elle apprend et impose son savoir-faire, notamment œnologique. Car la cuisine dans The Bear ou Sweetbitter est avant tout une affaire de maîtrise, du nettoyage au service en passant par la découpe et l’assaisonnement.
Sous haute(s) tension(s)
Certaines critiques de l’époque disaient de Sweetbitter qu’elle était “la version féminine” du fameux Kitchen Confidential d’Anthony Bourdain, tout comme nous osons dire aujourd’hui que Carmy dans The Bear est peut-être la version contemporaine de ce chef de renom, illustration d’une masculinité non stéréotypée. Déjà pour le potentiel hautement sexy qu’il offre (les fans de Shameless connaissent déjà Jeremy Allen White), mais aussi pour son humanité extraordinaire, qui se cache derrière l’addiction, la dépression et le deuil. Tous les personnages ne sont certes pas développés de la même manière, mais ils apportent chacun une pierre à l’édifice pour faire survivre ce restaurant qui fait l’âme du quartier, malgré ses contours peu reluisants.
© FX
On notera l’alchimie, voire la tension sexuelle, qui règne dans la cuisine de Carmy, où un personnage comme Sydney, femme noire sous-cheffe, peut à la fois être introvertie et féroce, autoritaire et douce, méfiante et admirative, sans que ce ne soit jamais questionné. Ou bien l’intérêt soudain de Marcus pour la fermentation, qui souhaite exceller dans son domaine, la pâtisserie. Le monde de la cuisine dans les séries télévisées permet d’aller dans des contrées qui ne sont que peu ou jamais autorisées dans les fictions, et d’aller à l’encontre des tropes et de ces scénarios trop vus et revus. On permet aux téléspectateur·rice·s d’en savoir plus sur un métier, et encore plus sur les personnes qui le font.
La série Mo (disponible sur Netflix), quant à elle, arrive à montrer que derrière la nourriture se cachent des traditions et une transmission qui n’ont pas toujours cour derrière les murs d’un restaurant. Comme lors d’une scène où Yusra, la mère du personnage principal, réalise étape par étape sa recette culte d’huile d’olive dont, à force de compliments, elle en fera un business.
Parler du houmous est aussi, par exemple, une manière de se réapproprier son identité culturelle, sans mépriser les autres pays qui le revendiquent également. On découvre la Palestine autrement dans Mo, avec l’envie d’en connaître les plaisirs gustatifs, les souvenirs olfactifs. On pense aussi à Treme, de David Simon, qui a su rendre hommage à la Nouvelle-Orléans à travers ses saveurs, et au regretté chef et auteur Anthony Bourdain, forcément, qui avait le don de savoir retranscrire une culture à travers ce que les gens mangent.
Qu’aurait-il pensé de The Bear ? On espère qu’il aurait beaucoup aimé, comme nous.
La première saison de The Bear débarque le 5 octobre prochain sur Disney+.