Un reporter de guerre américain pour la chaîne ABC (Bill Blakemore), un historien (Geoffrey Cocks), une écrivaine (Juli Kearns) ou un adepte des théories du complot (Jay Weidner) : les voix de ces personnalités sont réunies à travers un documentaire sorti en 2012, Room 237, qui compile les théories autour de Shining.
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Avant tout, il s’agit d’une œuvre réalisée par Stanley Kubrick. Derrière ce nom, une institution et l’une des filmographies les plus riches et fantasmées de l’histoire du cinéma, de 2001 : l’Odyssée de l’espace à Eyes Wide Shut en passant par Orange Mécanique. Room 237, réalisé par Rodney Ascher, aborde la fascination portée sur l’un des films les plus mystérieux de sa carrière : Shining.
Un film d’horreur sorti en 1980 qui, derrière une “ordinaire” adaptation d’un roman de Stephen King, cacherait un dédale d’interprétations. Sensées et loufoques si l’on en croit le résultat. Retour sur les pistes les plus intéressantes compilées par Rodney Ascher, la Toile et, surtout, ces “Shinologists”, néologisme inventé par le New York Times pour évoquer ces théoriciens un peu fous.
La piste de l’holocauste
Geoffrey Cocks en est sûr et certain. Cet historien de l’université du Michigan prétend que Stanley Kubrick a éparpillé un indice redondant dans Shining afin d’aborder, de manière subliminale, la Shoah. En perspective, un nombre qui revient sans cesse : 42. Il est cité dans un journal télévisé où il est question d’un budget de 42 millions de dollars. On le voit sur la manche du pull de Danny, sur la plaque d’immatriculation d’une voiture, dans la disposition des chaises du bar fréquenté par Jack Nicholson, ou encore à travers un film que regardent Danny et sa mère Wendy dans un hall, Un été 42.
(Capture d’écran de Shining)
Enfin, on peut aussi le voir, à travers une multiplication poussée, dans la mystérieuse chambre 237. Soit 2 x 3 x 7=42. Un chiffre qui résumerait l’envie de Stanley Kubrick de traiter à l’image la “solution finale”, pensée et orchestrée en 1942.
Même si Geoffrey Cocks ne la cite pas, une théorie tourne aussi autour de la fameuse scène des ascenseurs submergés par une vague de sang. Elle peut autant être en lien avec la piste de l’holocauste ou du génocide indien (voir ci-dessous). Selon Geoffrey Cocks, si l’on ralentit la vidéo, on peut voir une forme humaine :
La piste du génocide des Indiens d’Amérique
Une boîte de conserve : voilà un objet a priori anodin. Lorsque Wendy et Danny visitent l’hôtel, le personnage de Dick Hallorann les invite dans la conserve alimentaire de l’hôtel. Un plan capte alors l’attention de Bill Blakemore, ce journaliste pour ABC.
Capture d’écran de Shining (1980)
Selon lui, la boîte de levure sur laquelle est écrit “Calumet” fait écho au génocide des Indiens d’Amérique qui sont “partout dans le film”. Car pour bon nombre de cinéphiles, Kubrick place avec beaucoup de soins des objets dans les scènes et ses plans. Pas étonnant donc que le reporter d’ABC fasse référence dans le documentaire à cette séquence lorsqu’on annonce à Jack et à sa famille que l’hôtel Overlook a été bâti sur un ancien cimetière indien.
Il n’y a qu’un pas, que franchit allègrement Bill Blakemore, pour penser que Stanley Kubrick a utilisé le roman de Stephen King comme métaphore d’une Amérique construite sur un génocide.
La piste du complot américain
Jay Weidner possède une tout autre interprétation, sûrement la plus atypique, la plus folle, la plus démente, et la plus populaire : elle porte le sceau du complot et du non-dit des années de la guerre froide. Selon lui, Shining est voué à émettre un seul et unique message : affirmer que Stanley Kubrick a participé à la réalisation des images soi-disant “truquées” de la mission lunaire de 1969. En d’autres termes, Stanley Kubrick aurait lui-même filmé Neil Armstrong posant le pied sur la (fausse) Lune.
Derrière cette hypothèse, des indices ici et là. La chambre 237 ? 237 000 miles, soit à peu de choses près la distance entre la Terre et la Lune. Sur la clé de la chambre est écrit “Room No” soit “Moon Room”. Et dans une scène ou le petit Danny joue dans les couloirs de l’hôtel (à la 58e minute), il porte ce pull sur lequel est écrit “Apollo 11 USA”.
Le personnage de Danny et son pull Apollo. (Capture d’écran de Shining, 1980)
Selon Jay Weidner, cette flopée d’indices illustre les difficultés de Stanley Kubrick à mentir à sa femme à propos de ce projet secret. Le personnage de Jack ne serait qu’une projection du cinéaste.
La piste de la CIA et des niveaux
Dans Room 237, Juli Kearns se saisit d’un poster où l’on voit une personne skier. Selon la dramaturge, il s’agirait d’un minotaure. Mais il y a une autre théorie derrière ce même poster : le plus important serait le mot “Monarch” qui apparaît en dessous. Il s’agirait d’un nom de code de la CIA pour parler de son programme MKUltra.
Capture d’écran de <em>Shining.</em>
Mais une autre théorie, bien plus intéressante que la simple analyse d’un poster qu’on ne voit qu’une seule fois, allie utilisation de l’espace et construction du scénario. Cette interprétation fait de Shining un véritable labyrinthe intellectuel que traverse Danny sur son tricycle : il accède, dans les couloirs de l’hôtel Overlook, aux subconscients de ses parents. Les indices d’une telle hypothèse ? Au regard du plan de l’hôtel dessiné par Julie Kearns, Danny changerait d’étages sans qu’on s’en rende compte :
Jack Nicholson, ce diable
Jack Torrance, le diable de <em>Shining</em> ?
Ici, ce n’est plus une théorie qui porte sur l’ensemble du film mais un unique lien réalisé entre Jack Torrance et une figure de l’occulte : Baphomet. Le personnage fictif de Jack possède quasiment la même posture : bras droit levé, bras gauche pendant. Coïncidence ou véritable mise en scène diabolique ? Certains disent même que l’homme à moustache à la droite de Jack Nicholson serait Woodrow Wilson, vingt-huitième président des États-Unis.
Rodney Ascher : “Kubrick était brillant”
Dans le cadre de la promotion de Room 237, nous avions pu rencontrer son réalisateur Rodney Ascher afin d’en savoir plus. “Shining était un sujet qui pouvait partir dans beaucoup de directions et d’interprétations : je savais que je pouvais faire un film dessus” explique-t-il. D’après lui, Stanley Kubrick réalise des œuvres qui sont à mi-chemin entre l’art et le divertissement, accompagnées d’éléments très personnels.
Il précise que le cinéaste “n’était pas un homme qui sortait mais un homme de famille” et poursuit :
“Shining raconte l’histoire d’un homme qui se bat pour garder un équilibre entre sa famille et ses ambitions”.
Rodney Ascher, réalisateur de Room 237, lors de l’entretien.
Pour le choix des théoriciens du documentaire, Rodney Ascher voulait des personnes qui aient à la fois des visions très différentes et qui possèdent un attachement émotif et personnel avec Shining. Et lorsqu’on lui demande s’il est possible pour lui de faire un lien entre toutes ces théories, Rodney Ascher affirme :
“Geoffrey Cocks parle de la Seconde Guerre mondiale et de l’holocauste tandis que Jay Weidner parle de complot spatial. J’ai été très surpris quand j’ai découvert qu’il y avait un point commun : le logo récurrent d’un aigle. Le lien est que le programme spatial américain a été en partie conçu par des ingénieurs allemands nazis”.
Stanley Kubrick, était-il assez intelligent pour embarquer son film dans autant de directions intellectuelles ? “C’est une des grandes questions”, souligne Rodney Ascher. Et comme pour mieux laisser planer le mystère :
“Il était brillant et il avait beaucoup travaillé sur la symbolique dans ses autres productions.”
Des “balivernes” selon l’assistant-réalisateur
Pourtant, selon Leon Vitali, l’assistant de Stanley Kubrick sur Shining et présent pendant les 13 mois de tournage qui se sont majoritairement déroulés à Londres, ces théories sont la plupart du temps farfelues. Interrogé par le New York Times, il précise qu’il était “plié en deux” pendant la projection de Room 237 et évoque des “balivernes”.
Nous avions aussi eu la chance de rencontrer Leon Vitali, qui nous avait raconté les coulisses du film :
Pour le fameux pull de Danny, Leon Vitali explique que Stanley Kubrick voulait un vêtement “fait maison” et la costumière Milena Canonero est revenue avec un pull ordinaire et a déclaré : “Et pourquoi pas ça ?” Pour ce qui est du calumet évoqué par Bill Blakemore, l’assistant réalisateur affirme que Stanley Kubrick ne l’a pas choisi comme une référence au génocide indien mais parce que la boîte de levure avait des couleurs “brillantes”.
Leon Vitali est lui sûr d’une chose : Stanley Kubrick n’aurait pas écouté plus 70 à 80 % de Room 237. Il n’y aurait vu que du “pur charabia”.