Sean Baker et les oubliés de l’Amérique : on a remonté le temps avec le réalisateur de la dernière Palme d’Or

Sean Baker et les oubliés de l’Amérique : on a remonté le temps avec le réalisateur de la dernière Palme d’Or

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(© The Jokers Films)

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Par Manon Marcillat

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Alors que sortent en salle ses quatre premiers films inédits en France, Sean Baker décrypte pour nous la première partie de sa carrière.

Couronné cette année d’une Palme d’Or pour Anora — aboutissement d’un parcours cannois sans faute après The Florida Project sélectionné à la Quinzaine des Cinéastes en 2017 et Red Rocket en compétition officielle en 2021 — Sean Baker fait en réalité ses armes depuis l’an 2000, année où sortait Four Letter Words, son tout premier long-métrage aux faux airs de bricole.

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En 24 années de carrière, il a réalisé huit films qui auscultent chacun à leur façon l’envers du décor du rêve américain en posant un regard toujours tendre sur les marginaux qui en composent le puzzle. Pour célébrer cette récente consécration, The Jokers Films sort en salle ses quatre premiers longs-métrages — Four Letter Words (2000), Take Out (2004), Prince of Broadway (2008) et Starlet (2012) — jusqu’alors inédits en France, dans une collection intitulée “Les Oubliés de l’Amérique”.

À la veille de cette sortie, Sean Baker nous a accordé un entretien depuis New York pour que l’on remonte ensemble le fil de sa filmographie afin de comprendre les enjeux de cette première partie de carrière, face immergée d’un corpus de la marge.

Konbini | Vos quatre premiers films sortent en France dans une collection intitulée “Les Oubliés de l’Amérique” mais votre premier film, Four Letter Words, n’entre pas véritablement dans cette catégorie. Comme souvent pour un premier film, vous avez préféré parler de ce que vous connaissiez et observer d’abord votre propre vie ?

Sean Baker | C’est vrai qu’avec ce titre, c’est un peu étonnant que Four Letter Words figure dans cette collection mais c’est la décision du distributeur. Four Letter Words est un film de jeunesse, j’étais très jeune, mais c’est aussi un film difficile et quand j’y repense, je me dis que j’ai parcouru beaucoup de chemin. Même si je sais qu’il n’est pas aussi bon que les autres et qu’il dénote un peu, je pense que c’est une sorte de capsule temporelle et je me dois d’être honnête en montrant comment j’ai commencé. Puis j’y ai consacré beaucoup de temps et d’argent donc je n’ai pas voulu l’enterrer.

Vous aviez déjà cet œil très documentaire, même sur votre propre vie ?

J’ai attaqué ce film à ma sortie de NYU, j’avais donc 22 ans quand j’ai commencé à coucher les premiers mots du scénario sur le papier. Ce ne sont que des choses que j’ai entendues à des soirées et que j’ai retranscrites. J’y cite beaucoup mes connaissances et mes amis. C’était une époque où ce genre de cinéma avait été popularisé par des cinéastes comme Kevin Smith ou Richard Linklater qui a eu une véritable influence sur moi. Kevin Smith était plus comme un copain du New Jersey et je me suis dit que je pouvais faire la même chose car lui n’a pas fait d’école de cinéma. Je vois mes films comme du Kevin Smith plus sérieux et socio-réaliste.

Mais encore une fois, j’ai passé tellement d’années sur ce film que lorsqu’on a commencé le tournage, j’avais 25 ans et beaucoup de problèmes dans ma vie. Puis quand le film a été projeté en avant-première au festival South by Southwest, on était en 2000, ma vie avait complètement changé et mon film me semblait déjà presque étranger.

Est-ce qu’il y a une sorte de “recette Baker” que vous avez mise en place sur le tournage de Four Letter Words et que vous conservez maintenant que vos films ont gagné en ampleur ?

C’est une question intéressante. Disons plutôt que j’ai tiré des leçons de mes erreurs, que je n’ai jamais reproduites après. Par exemple, j’ai complètement changé de façon de faire en termes d’improvisation. Sur Four Letter Words, il n’y avait aucune improvisation, j’ai suivi le modèle de Mike Leigh où tout est balisé en pré-production. Mes acteurs répétaient, puis je les autorisais à improviser, j’enregistrais tout ça sur une VHS puis je retranscrivais et réécrivais un nouveau scénario basé sur ces répétitions. Une fois qu’on était en plateau, plus un seul mot du scénario ne changeait.

Mais ça n’autorisait pas beaucoup de spontanéité et ça me privait de sérendipité pour me guider, ce qui est par la suite devenu mon atout principal. Être plus détendu a donné lieu à beaucoup plus de vie et de surprises, donc j’ai abandonné presque tout ce que j’avais mis en place sur ce film. Puis, je suis tombé amoureux de mon assistante réalisation donc j’ai été très distrait et j’ai appris à ne plus mélanger le travail et les sentiments.

Quand avez-vous décidé de dédier votre filmographie aux “oubliés de l’Amérique” ? Était-ce un engagement conscientisé ?

Je ne sais pas si on peut dire que ma filmographie est véritablement dédiée à quelqu’un ou quelque chose. J’ai fait ce premier film puis il est devenu très extérieur à moi et je me suis dit que j’allais plutôt explorer le monde. Entre 1996, l’année où j’ai tourné Four Letter Words, et 2003, quand j’ai tourné Take Out, il s’est passé sept ans et tellement de choses dans ma vie. Mes relations ont changé, il y a eu beaucoup de hauts et de bas dans ma vie personnelle, j’ai travaillé sur une série humoristique [Greg the Bunny, ndlr] donc quand est arrivé Take Out, j’ai eu envie de filmer le melting-pot qu’est la ville de New York où je vivais à ce moment-là. C’était une façon de regarder ou de voir d’autres personnes et d’en apprendre plus. C’était presque égoïste de ma part car c’était aussi une façon de m’éduquer moi-même.

Je vivais au-dessus d’un restaurant chinois et j’ai fini par apprendre à connaître les livreurs que je croisais dans la cage d’escalier car ma co-réalisatrice, Shih-Ching Tsou, parle mandarin et j’ai ainsi pu comprendre leurs histoires de vie et le fait que certains étaient des immigrés sans papiers. C’est en vivant à New York, en étant entouré de tellement de communautés et de parcours de vie, que j’ai décidé d’utiliser le médium cinéma pour les explorer. Avec Prince of Broadway, j’ai poursuivi dans cette voie mais en y injectant un thème plus universel. Ce n’est pas seulement un film sur un père trafiquant car c’est très spécifique mais également un film sur la paternité, l’amitié et les responsabilités.

Vous avez des accointances avec le documentaire mais vous n’avez jamais emprunté cette voie. Pourquoi ?

Je suis un dramaturge donc j’aime le processus qui consiste à faire croire et à raconter une histoire fictionnelle. J’aime les documentaires, ce sont une vraie source d’inspiration mais c’est dur d’être documentariste et il y a peu d’argent — non pas qu’il y en ait beaucoup dans l’industrie du film indépendant. Mais si je pouvais faire un film toutes les semaines, j’alternais entre fiction et documentaire.

Take Out est certainement mon film le plus hybride car j’y ai utilisé beaucoup de techniques du documentaire. J’ai passé un mois dans ce restaurant chinois à tourner les B-rolls avant que mes acteurs arrivent. J’ai d’abord filmé la cuisine, les interactions entre Wang-Thye Lee [la gérante du restaurant, ndlr] et les clients, puis on a fait venir les acteurs et commencé à tourner la fiction.

Comment avez-vous géré le tournage de Prince of Brodway avec cet enfant très jeune et est-ce que cette expérience vous a donné une forme de confiance pour Florida Project qui est essentiellement basé sur les enfants et leurs performances ?

C’est marrant, j’ai dîné avec Aiden [Noesi, qui interprétait Prince, ndlr] récemment, je cherche la photo pour vous la montrer [il nous montre une photo sur son téléphone]. Il a 19 ans aujourd’hui, il n’est pas acteur mais c’est un artiste, il fait de la musique et cherche ce qu’il veut faire de sa vie. Aiden était un bébé à l’époque, il avait 1 an et demi, donc pour moi c’était comme tourner un documentaire. Sa mère était toujours à côté de moi, elle est présente hors champs sur tous les plans et moi je le documentais sans pouvoir le contrôler. Il adorait Prince [Adu, qui jouait Lucky, son père, ndlr] et l’a enlacé dès qu’il l’a rencontré donc il était à l’aise et je l’ai laissé faire sa vie.

Je pense que ça m’a effectivement donné la confiance nécessaire pour Florida Project même si c’était différent car ma femme était également la coach pour enfants sur ce film. Ils étaient plus grands et comprenaient l’enjeu de jouer un rôle.

Malgré les sujets, il y a toujours une forme de comédie inattendue dans vos films. Comment la pensez-vous ?

Je me dois d’injecter de la comédie dans mes films pour qu’ils soient réalistes parce qu’il y a de l’humour partout, même de l’humour noir, même dans les moments tragiques. Ça dépend de notre degré de proximité avec ce qui arrive mais tu peux toujours trouver de l’humour. La vie est un équilibre et donc mes films aussi. J’aime beaucoup l’humour qui provient des interactions entre les gens, qui peuvent être drôles ou agressives, car je me retrouve dans l’immaturité de ces moments.

J’assume de plus en plus l’aspect humoristique de mes films. Anora, par exemple, est construit sur une alternance entre la mise en place d’une blague et une punchline, il y a des moments de pure comédie, presque de l’humour façon sitcom. Sur mes quatre premiers films, l’humour provenait davantage des comportements des personnages du réalisme anglais, comme les premiers films de Ken Loach et Mike Leigh. Mais pour moi, étrangement, c’est dans Take Out qu’il y a le plus d’humour. Si tu connais le film et que tu le regardes juste pour son regard sur New York, il est vraiment drôle.

Karren Karagulian, qui est dans plusieurs de vos premiers films et dans Anora, est également un vrai ressort comique selon moi.

Oui, c’est un pur new-yorkais d’origine arménienne et il est arrivé à New York quand il avait 20 ans. Il aime les grands classiques américains, comme Il était une fois en Amérique, et les films de Scorsese. On sent qu’il aime De Niro, il lui ressemble même physiquement. Et De Niro est drôle dans tous ses films, même les plus sérieux et je pense que Karren s’en inspire beaucoup.

Starlet, Red Rocket et Anora sont chacun des portraits de travailleur.se.s du sexe. Qu’est ce qui a changé dans votre façon de les représenter à l’écran ?

Je pense que ma représentation est restée la même, même si toutes ces histoires sont indépendantes les unes des autres. Je n’ai jamais voulu que ces films représentent tous les travailleur.se.s du sexe, c’est même tout l’inverse. Chacun a son approche et j’ai donc pu mixer les genres ou y incorporer plus ou moins de comédie, tant que je le fais de façon responsable, et ça, je pense que ça n’a jamais changé. J’ai toujours essayé de garder ce regard objectif pour générer de l’empathie du public.

Avec Starlet, je voulais montrer quelqu’un qui a les caractéristiques d’un être humain, qui a des défauts et qui fait des erreurs car il y a cette tendance, surtout à Hollywood, de dépeindre les travailleur.se.s du sexe soit comme des caricatures, soit en les mettant sur un piédestal, comme le trope de la prostituée au grand cœur. Je pense qu’il y a beaucoup de l’ADN de Starlet dans Anora.

Maintenant que vous bénéficiez d’une reconnaissance critique mondiale et que vous avez gagné une Palme d’Or, n’avez-vous pas peur de perdre votre “essence” ? Avoir plus d’argent pour faire un film n’apporte-t-il pas son lot de challenges ?

Bien sûr que j’ai cette peur. Mais si cette reconnaissance m’était arrivée plus tôt dans ma vie, j’aurais certainement pris une autre direction et je me serais peut-être laissé séduire par Hollywood et les studios. Mais c’est arrivé à mon huitième film et j’ai déjà établi ma feuille de route. J’ai trouvé ma voie et je sais ce que je veux faire donc je pense que la Palme d’Or va surtout me permettre de rester là où je suis et continuer de faire des films de la manière dont j’aime les faire. Je suis très satisfait et heureux de ma filmographie et de mon parcours même si certains de mes films sont imparfaits.

Tout ça prouve également qu’il faut beaucoup de temps, sauf peut-être quand on est Tarantino, pour se trouver et trouver la façon dont on veut raconter nos histoires — et au fait, je n’ai pas plus d’argent qu’avant. Mon premier instinct n’est pas de caster des acteurs de premier plan donc je sais que la valeur marketing de mes films fluctuera toujours et ça me donne un cap. De toute façon, je ne serai jamais capable de faire un film à 100 millions de dollars, à moins que je me vende à Netflix, ce que je ne ferai jamais. Donc je vais rester dans cette zone, essayer de garder la tête froide et garder ce que vous appelez “mon essence”.

Les Oubliés de l’Amérique, en salle le 23 octobre prochain.