Une cyborg n’a pas d’ethnicité
Vous avez remarqué, Kusanagi, ça sonne drôlement japonais. Scarlett n’est pas assez japonaise pour le rôle… Ah ? Quand Spike Lee salope Old Boy en faisant un remake offensant pour les Asiatiques en général et prend son pied à filmer Josh Brolin qui vomit tous les gyozas de New York, personne ne s’en émeut.
Marrant aussi, quand Viggo Mortensen joue un Espagnol dans Capitaine Alatriste ou un Français dans Loin des hommes (en français dans le texte, accent compris), personne ne s’en plaint. Parce que pour lui, il est question de nationalité et pas d’ethnicité ?
Parlons-en justement. Depuis quand se soucie-t-on de la nationalité d’une cyborg ? C’est ce qu’est Kusanagi, ne l’oublions pas. Ce qui est au cœur de son histoire, c’est de savoir ce qui la différencie d’une humaine, pas ce qui la différencie d’une Américaine ou d’une Japonaise.
Dans l’anime, Kusanagi, qui cite explicitement Descartes dans Ghost in the Shell 2 : Innocence, ressemble-t-elle à une Japonaise d’ailleurs ? Autant que la majorité des héroïnes de manga, c’est-à-dire à peine, ou pas de manière ostentatoire. Pourquoi donc s’en soucier tout d’un coup ?
Parce que les producteurs de Ghost in the Shell ont eu l’idée débile de commander des effets spéciaux tests pour voir si l’on pouvait rendre le visage de Scarlett plus asiatique. Après la “black face”, ce maquillage insultant visant à grimer les Blancs en Noirs, voici l’“asian face”. Si tel était le cas, alors oui, il y aurait raison de pester. Mais pour l’heure, rien n’est acté.
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Un rôle parfait pour Scarlett Johansson
Pour le fan comme pour l’exégète de son œuvre, voir l’héroïne de Match Point et Lost in Translation devenir le major Kusanagi, c’est la cerise sur le gâteau. Si on avait casté une inconnue simplement parce qu’elle est blanche pour jouer Kusanagi, il aurait fallu crier au whitewashing, et avec bien plus de force qu’en ce moment.
Le choix de Johansson pour interpréter cette cyborg est tout à l’honneur de Hollywood puisqu’il participe à l’œuvre que construit cette actrice. Il est admis de parler aujourd’hui de politique des acteurs et pas seulement de politique des auteurs : les cinéastes ne sont pas les seuls à construire un ensemble cohérent, les comédiens le font aussi.
Tom Cruise, Leonardo DiCaprio et Matt Damon sont les illustrations les plus récentes et les plus convaincantes de cet état de fait qui ne tient pas à leur seul charisme mais à la manière dont leur jeu constitue un fil conducteur. Du côté des actrices, moins nombreuses à bénéficier de ce statut, Scarlett Johansson est, dans cette logique, exemplaire. Alors prenons un peu de hauteur plutôt que de hurler avec la meute des réseaux.
La carrière de Scarlett Johansson se construit autour de personnages dont l’humanité se doit d’être questionnée. On ne parle pas d’humanité au sens de bonté ou de miséricorde, mais bien d’humanité en tant que genre ou espèce. Clone (The Island), extraterrestre (Under the Skin), super-héroïne (Avengers, Captain America), femme numérique (Lucy) : X-woman pour de vrai, Scarlett Johansson excelle dans ces rôles-frontières. Suivant cette trajectoire, tout cinéphile trépigne à l’idée de la voir en cyborg.
L’hybridation comme valeur du 7e art
Mais sinon, avez-vous vu Cloud Atlas ? Vous souvenez-vous de sa vision futuriste de Séoul où – horreur ! malheur ! – Jim Sturgess était maquillé pour avoir les yeux bridés ? Ah, le salopard ! Les producteurs ne pouvaient pas prendre un acteur asiatique plutôt ? Non, ils ne pouvaient pas, parce qu’il s’agissait d’incarner une humanité uniformément hybride, un être représentatif d’un melting pot qui ferait des yeux bridés sur un visage occidental une norme universelle, en tout point du globe.
Qu’aurions-nous dit à l’époque en tombant sur les photos de tournage ? En sachant que l’on faisait des essais maquillage pour rendre un acteur plus asiatique ? Impossible d’affirmer aujourd’hui que Ghost in the Shell se nourrit d’ambitions équivalentes à celles des Wachowski. Mais vu que l’on juge actuellement toute la démarche artistique du film sur une photo et une fuite, on peut encore lui accorder le bénéfice du doute.
Hasard du calendrier, le problème du whitewashing s’est également posé avec Tilda Swinton, qui va incarner L’Ancien (soit un Tibétain) dans le film Doctor Strange, de Scott Derrickson. Là aussi, certains ont crié au whitewashing. Mais savent-ils qu’elle a déjà joué un homme dans Orlando en 1992 ? Comédienne transformiste par excellence, Tilda Swinton brouille l’identité comme personne, se dédoublant dans le dernier opus des frères Coen, portant dentier et perruque pour Bong Joon-ho dans Snowpiercer.
Crâne lisse face au Docteur Strange, elle semble incarner une nouvelle forme de sensei, après Morpheus dans Matrix, lui aussi une nouveauté pour son époque. On peut regretter que le sensei stéréotypé d’antan ne soit plus là, avec ses yeux bridés, ses cheveux blancs, sa longue barbe et ses manières sèches. On peut aussi se réjouir de voir une actrice poursuivre son œuvre à elle, tout en faisant s’étrangler certains fans conservateurs qui ne supportent en réalité pas que leur Ancien puisse être une femme.
Trouver de bonnes raisons de s’indigner en attendant Ghost in the Shell et Doctor Strange ne présente malheureusement pas de grande difficulté. Entre les acteurs blancs comme à l’âge d’or des films bibliques d’Exodus ou de Gods of Egypt, Emma Stone en hawaïenne dans Aloha ou le héros d’Un monde meilleur, long métrage inspiré d’une histoire vraie, dont le héros afro-américain est devenu blanc pour le grand écran, Hollywood est loin d’avoir gagné la guerre contre le whitewashing. Encore faut-il ne pas se tromper de bataille.