Ses premiers ouvrages pour la jeunesse ont été publiés il y a soixante ans, mais Roald Dahl est un auteur qui ne se démode jamais. Ses œuvres se sont écoulées à plus de 250 millions d’exemplaires et il se vendrait encore aujourd’hui un de ses livres toutes les cinq secondes dans le monde.
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En 2021, le géant Netflix a annoncé l’acquisition de la compagnie gérant les droits de cet autre géant contre un milliard de dollars. À la clé, une possibilité infinie de nouvelles adaptations sérielles ou cinématographiques de son œuvre prolifique, la création d’un véritable “Roald Dahl universe” pour les 240 millions d’abonnés de la plateforme et autant de nouveaux adeptes de l’univers noir et loufoque d’un des plus importants auteurs jeunesse.
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Depuis hier, mercredi 27 septembre, et jusqu’à samedi, Netflix offre les premiers fruits de cette opération en dévoilant, à raison d’une par jour, les adaptations de quatre histoires courtes – La Merveilleuse Histoire de Henry Sugar, Le Cygne, Le Preneur de rats et Poison – portées à l’écran par Wes Anderson, qui a déjà signé l’adaptation de Fantastic Mr. Fox avant de devenir un ami de la famille Dahl.
Mais pourquoi ce pur produit British, qui aurait soufflé ses 107 bougies cette année, passionne toujours autant Hollywood et bien plus encore ? Tentative de réponse.
L’auteur aux mille et une vies
Si l’œuvre de Roald Dahl est si riche, c’est parce que sa vie entière semble elle-même tirée d’un film hollywoodien. Il est né de parents norvégiens qui lui ont donné le prénom de l’explorateur des pôles Roald Amundsen et ont visé juste. Lassé des sévères pensionnats anglais dans lesquels il a suivi la majorité de sa scolarité, Dahl abandonnera rapidement ses études pour se faire engager par la puissante compagnie pétrolière Shell Oil, direction la Tanzanie.
Désireux de participer à l’effort de guerre, il rejoindra en 1939 les rangs de la Royal Air Force en tant que pilote de chasse et frôlera plusieurs fois la mort lors de la Seconde Guerre mondiale. Cette succession d’accidents le rendra inapte au combat mais pas au patriotisme, et Roald Dahl aurait par la suite été recruté en tant qu’espion du MI6, les services secrets britanniques, sur le sol américain.
Ce sont ses souvenirs de pilote qu’il couchera sur papier et qui donneront lieu à ses premiers écrits pour adultes, d’abord échecs critiques et commerciaux, puis à de nombreuses nouvelles publiées dans The New Yorker ou dans Playboy et rassemblées plus tard dans le recueil Bizarre ! Bizarre !, adapté en téléfilm par Alfred Hitchcock en 1958.
Mais Roald Dahl n’attendra personne pour goûter aux paillettes du cinéma et épousera l’actrice Patricia Neal, connue pour son rôle dans Diamants sur canapé et son Oscar de la meilleure actrice dans Le Plus Sauvage d’entre tous, avec laquelle il partagera sa vie pendant trente ans. Ainsi, qui d’autre que cet auteur prétendu espion au service de sa Majesté marié à une actrice hollywoodienne aurait pu mieux scénariser les aventures de James Bond dans On ne vit que deux fois, réalisé par Lewis Gilbert en 1967 ?
Des écrits délexquisavouricieux
Mais sa première incursion dans l’univers de la jeunesse a en réalité déjà eu lieu. En avril 1943, il publie le conte fantastique Les Gremlins, initialement destiné à une adaptation à l’écran par Walt Disney, qui ne verra jamais le jour. Dès ses débuts, Roald Dahl a donc écrit en pensant à l’écran. C’est finalement Steven Spielberg qui s’emparera quarante ans plus tard de ces créatures maléfiques pour en confier la très libre adaptation à Joe Dante.
Si, dans le conte initial, les Gremlins sabotent l’aviation britannique pour se venger de la destruction de leur forêt, dans l’adaptation cinématographique, ils ravagent la ville fictive de Kingston Falls. Mais c’est avec cette publication jeunesse que l’auteur posera la première pierre de sa longue et fructueuse relation avec Hollywood.
Il faudra cependant attendre 1957 pour qu’il opère un véritable virage, sur les conseils de son agent Sheila St. Lawrence, convaincue qu’il est fait pour la fiction jeunesse. Sa carrière d’écrivain pour adultes derrière lui, Roald Dahl a 45 ans lorsqu’il s’installe dans la campagne anglaise, dans le pittoresque comté de Buckinghamshire, qui révélera l’âme d’enfant de ce géant de près de deux mètres.
Avoir attendu de savoir écrire pour les adultes avant de s’adresser aux enfants fut peut-être la clé du succès, celle qui lui permettra de remporter l’adhésion des petits et des grands, en prenant le contre-pied de la littérature jeunesse d’alors. Car jamais Roald Dahl ne censurera la vulgarité ou la violence de ses écrits, préférant s’adresser aux enfants de manière beaucoup plus sombre que ce à quoi ils sont habitués.
Il choisit de leur parler de tout et de leur parler vrai sans jamais édulcorer ses propos, mais toujours avec humour. L’adage auquel il n’a jamais dérogé : l’exagération et, surtout, toutes les libertés avec la langue sont permises, comme un langage codé entre ses petits lecteurs et lui. Ainsi, l’Oxford Roald Dahl Dictionary a recensé près de 8 000 mots inventés par l’auteur, comme “délexquisavouricieux”, “escroquouiller” ou “catastropheux”.
Surtout, Roald Dahl sait raconter tous les traumatismes de l’enfance, qu’il a lui-même vécus. Orphelin de père et endeuillé par la perte de sa sœur, le jeune Roald a été envoyé dans un internat très strict à l’âge de 13 ans. Ce sont les surveillants et professeurs autoritaires de ce pensionnat, très peu intéressés par les enfants, qui ont inspiré au futur auteur les personnages d’adultes méchants, récurrents dans presque toutes ses histoires. La suite de sa vie sera jalonnée de drames, de pertes, de maladies et de douloureuses opérations qui nourriront l’univers sombre de l’auteur.
À l’exception de Charles Dickens et de J. K. Rowling, rares sont les écrivain·e·s de littérature jeunesse britanniques à avoir bénéficié d’un accueil aussi enthousiaste que celui qui fut réservé à Roald Dahl. En France, l’auteur n’a aucun équivalent, mais il se situerait peut-être à mi-chemin entre René Goscinny et Antoine de Saint-Exupéry, avec lequel il partage notamment l’expérience d’un crash aérien dans le désert du Sahara.
L’héritage pop de Roald Dahl
Auteur pour petits et grands, Roald Dahl donne à lire aux enfants la cruauté du monde et insuffle du merveilleux dans la vie de leurs parents. Il a ainsi conquis des millions de petits lecteurs et autant d’adultes et spectateurs potentiels. Son succès international a donc très logiquement fasciné Hollywood qui, au fil des décennies, a adapté la quasi-totalité de ses romans pour la jeunesse et ne compte pas s’arrêter en si bon chemin.
L’étincelle créatrice de Roald Dahl lui a été insufflée par le petit village anglais dans lequel il s’est retiré et qui n’a cessé de nourrir son imaginaire. Il s’est ainsi servi de cet univers pittoresque comme décor pour ses romans, à la façon d’un réalisateur de cinéma. Les rues pavées, la librairie ou la pompe à essence du village sont toutes présentes dans ses romans, croqués par le trait espiègle de Quentin Blake, et c’est cet univers très imagé qui a ainsi inspiré des réalisateurs aux univers graphiques prononcés, comme Wes Anderson ou Tim Burton.
Si on peut lire des critiques de la société de consommation dans Charlie et la Chocolaterie ou dans Matilda, Roald Dahl le revendique : ses livres n’ont aucun message. Pour lui, le bon livre jeunesse a pour vocation d’inviter l’enfant à la lecture, et ce, pour toute sa vie : “Il y a très peu de messages dans mes livres. Ils ne sont là que pour donner le goût de la lecture aux enfants. La plupart ne sont que folie”, écrivait l’auteur dans une lettre à une étudiante. Un matériau neutre et corvéable à merci pour les studios hollywoodiens.
Avant Netflix, d’immenses réalisateurs de tous horizons, indépendants ou grosses machines, ont donc été conquis par l’imaginaire débordant de l’auteur et ont adapté et réadapté ses classiques à l’écran. Parmi eux, Le Bon Gros Géant, revisité par Brian Cosgrove puis Steven Spielberg vingt ans plus tard, ou Matilda, brillamment porté à l’écran par Danny DeVito en 1996 et sur scène dans une comédie musicale.
Fantastic Mr. Fox a été repris par Wes Anderson en 2010, qui a ainsi réalisé son premier film d’animation avec les écrits de Roald Dahl, tandis que Sacrées Sorcières a récemment été revisité en prises de vues réelles par Robert Zemeckis, après avoir déjà été adapté par Nicolas Roeg en 1990 et en BD par Pénélope Bagieu.
Si la liste des adaptations est encore longue, c’est Charlie et la Chocolaterie qui demeure l’œuvre la plus populaire de Roald Dahl du côté du grand et du petit écran. Les aventures du garçonnet et du grand manitou du chocolat ont déjà passionné Mel Stuart en 1971, puis Tim Burton en 2005.
Son univers à la fois cruel et enfantin a tapé dans l’œil du déjanté Taika Waititi, réalisateur de Jojo Rabbit, qui devrait nous offrir une double ration de Roald Dahl en adaptant son roman en une série et un spin-off sur les Oompa Loompas pour Netflix. La Warner, autre grand géant de Hollywood, a également jeté son dévolu sur le roman culte et imaginera quant à elle la jeunesse de Willy Wonka dans un futur prequel réalisé par Paul King et porté par Timothée Chalamet.
Ces personnages qui dénotent et débordent de leur vie trop étroite sont ainsi devenus les parfaits candidats aux adaptations, puisqu’un rien suffit à rendre leur destin cinématographique. Ils sont entourés d’une pléiade de personnages secondaires bien distincts et finement écrits, portés par une écriture rythmée, du suspense et de l’humour, soit tous les ingrédients d’un parfait scénario de cinéma.
Chez Roald Dahl, on dit tout aux enfants, sans aucune censure, mais il y a un interdit : jamais on ne laisse le mal triompher. Ainsi, grâce à leur intelligence et leur résilience, les petits héros finissent toujours par prendre leur revanche sur les adultes. Et Hollywood en a fait son précepte.