En septembre 2017, la journaliste et militante féministe Victoire Tuaillon fait son entrée dans l’univers du podcast avec une première création sonore audacieusement intitulée Les Couilles sur la table, une production Binge Audio. Dans ce programme, elle encourage les auditrices et les auditeurs à déconstruire les masculinités aux côtés d’une pléiade d’invité·e·s de marque (la queen Virginie Despentes a notamment livré un quadriptyque d’épisodes pour l’émission). C’est un succès, encensé notamment dans les colonnes du Monde par Émilie Grangeray, qui le qualifie de “crème de la crème des podcasts féministes, voire des podcasts francophones tout court”.
Aussi intéressantes soient-elles, les couilles, Victoire Tuaillon a décidé de les mettre de côté un moment pour désormais se consacrer au cœur dans un nouveau programme, Le Cœur sur la table. Le 4 février 2021, une bande-annonce alléchante est diffusée sur les plateformes :
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“Un jour, on va mourir. Un jour, je vais mourir. Et à la fin de notre vie, ce qui nous aura rendu le plus heureux·ses, c’est d’avoir eu des relations riches, profondes et aimantes avec les autres. Alors ma question, c’est : ‘Comment on fait ?’ […]”
Comment on fait, donc ? Car l’amour est certes intime, mais a aussi une portée universelle. Qu’on le veuille ou non, nos relations aux autres sont empreintes de codes, façonnées depuis des millénaires par des idées culturelles, sociales, politiques et infusées par des rapports de domination. Lasse des schémas étriqués qu’on nous propose, la journaliste a enquêté longuement, lu beaucoup, interrogé des anonymes et spécialistes, discuté avec des militant·e·s et auteur·rice·s, orchestré des groupes de parole pour décortiquer (envoyer valser, parfois) ce qu’on considère comme la norme et inventer, dans une dynamique collective, de nouveaux modèles.
Avec Victoire Tuaillon, on a parlé de la genèse du Cœur sur la table, de pourquoi l’amour est politique, de sa passion pour les objets sonores et de la révolution amoureuse qu’elle aimerait amorcer.
Konbini | Après les masculinités, c’est l’amour que tu entends déconstruire dans ce nouveau podcast. Pourquoi avoir choisi cette thématique ?
Victoire Tuaillon | Ça fait longtemps que j’ai envie de parler d’amour. Étant socialisée comme une fille, je crois que j’ai eu très tôt beaucoup de préoccupations liées à l’amour, aux relations amoureuses. Ensuite, je cherchais une façon journalistique d’aborder cette thématique. Je voulais monter un projet de documentaire qui ne soit pas du développement personnel, pas de la psychologie, mais qui pioche dans ces domaines-là et que je puisse lier à des théories politiques ou à une pensée plus systémique.
Les courriers du cœur, les ouvrages de psychologie, j’en lis depuis que je suis ado. En revanche, ce qui me frustre dans ce type de manuels, c’est l’absence de questionnement sur les démarches. On passe complètement à côté d’une partie du problème, à savoir le système patriarcal dans lequel on évolue et qui a forcément des conséquences sur les couples hétérosexuels.
Dans les théories militantes et féministes, il y a l’idée que “l’intime est politique”. Je voulais relier ces deux dimensions, je voulais montrer que tout ce qu’on appelle le travail sur soi, c’est aussi un travail politique. On a beaucoup répété que les filles faisaient preuve de sensiblerie, qu’elles s’adonnaient à des bavardages sur l’amour. Je pense, au contraire, qu’un travail très important est mené au cours de ces discussions.
Il est aussi question d’aborder le problème des violences exercées dans l’intime : pourquoi dans tellement de relations amoureuses, il y a de la violence ? L’explication féministe que j’ai beaucoup abordée dans Les Couilles sur la table, c’est qu’éduquer à la masculinité, c’est aussi éduquer à la domination. Or, cette explication-là ne suffit pas. Il faut aller plus loin.
Le Cœur sur la table peut-il être envisagé comme un prolongement des Couilles sur la table ?
Dans Les Couilles sur la table, on s’intéressait au patriarcat, aux masculinités, aux rapports femmes-hommes. La question pragmatique que je me suis posée pour Le Cœur sur la table, c’est : comment faire pour intégrer dans notre vie intime et amoureuse tous les savoirs féministes qu’on a appris ? L’enjeu du programme, c’est de chercher des pistes d’explication.
L’amour, c’est un sujet à la fois universel et intime. Dans la bande-annonce du podcast, tu parles d’une “grande révolution romantique” et, faire la révolution, c’est politique. En quoi l’amour est une thématique politique ?
Quand je reprends le terme “révolution romantique”, d’abord utilisé par Constanza Spina dans Manifesto XXI, je pense aux nombreux combats – qu’ils soient féministes, antiracistes, écolos – qui nous poussent à envisager nos relations intimes différemment. Il y a un véritable besoin – générationnel mais aussi lié à l’époque – de relations authentiques, belles, saines, équilibrées.
L’amour, c’est un affect qui entraîne des relations et des sentiments dont on pourrait croire qu’ils ne concernent que les individus qui les vivent. Or, plein de choses sont organisées par la société autour de cet affect-là : la façon dont on vit, dont nos structures familiales sont construites, dont on fait des enfants… Il s’agit de s’interroger sur les origines de ce sentiment amoureux : quelles sont nos représentations ? Qu’est-ce qui nous semble acceptable ou non dans nos relations ? Dans quelle culture amoureuse on a grandi ?
Si on commence à se poser ces questions, notamment pour interroger la coexistence de l’amour et de la violence, ça donne une révolution. Il y a des choses qu’on ne pourra plus accepter et d’autres, nouvelles, auxquelles on pourra aspirer. On doit pouvoir s’appuyer sur de nouvelles normes qui donnent lieu à des relations plus égalitaires.
La table qu’on retrouve dans le titre de tes podcasts – que ce soit Les Couilles ou Le Cœur –, ça peut évoquer une table d’opération sur laquelle tu t’apprêterais à disséquer un sujet – que ce soit les masculinités ou l’amour. C’est comme ça que tu envisages ton travail ?
La table, ça peut être un lieu de dissection, d’atelier ou d’examen. C’est aussi un meuble autour duquel tout le monde peut s’asseoir sur un pied d’égalité, où on partage, où on discute, où on fabrique…
Ma démarche, autant avec Les Couilles sur la table qu’avec Le Cœur sur la table, c’est de regarder un sujet avec attention. Je ne veux ni tirer des conclusions hâtives ni asséner quoi que ce soit. Simplement, de façon très naïve, poser des questions. Il s’agit d’analyser, de disséquer, mais aussi de partager.
Pour Le Cœur sur la table, j’ai d’abord lu beaucoup. Des fanzines anarchistes, des thèses, en passant par des bandes dessinées et autres comptes Instagram, pour moi, il n’y a pas de matériau moins noble qu’un autre. Cette première partie a consisté en un travail de recherche et de réflexion. Elle a entraîné de nombreuses discussions, avec mes proches ou des inconnu·e·s, que j’ai reproduites ensuite dans le cadre de groupes de parole, d’interviews, etc.
La suite du processus a aussi impliqué beaucoup d’écriture. Je voulais trouver le bon plan, la bonne forme, la bonne façon de structurer les épisodes, d’enchaîner les idées.
Justement, le podcast n’est pas seulement singulier dans sa manière d’aborder la thématique de l’amour. Il est aussi caractéristique de par sa mise en scène et sa richesse scénaristique. Comment on passe de l’idée de déconstruire l’amour au résultat proposé dans Le Cœur sur la table ?
On voulait recréer plein d’univers dans un seul et même programme. Il s’agissait de trouver la forme qui permette de conjuguer l’intime et le politique, l’artistique et le journalistique, l’humour et l’émotion. Du coup, on a adopté plein de formes différentes.
La réalisation a mobilisé toute l’équipe. Avec Solène Moulin (réalisatrice), Diane Jean (productrice) et Naomi Titti (coproductrice), on a fait un énorme travail de réécoute et de remise en question de la forme. Tout a été pensé et réfléchi.
Pourquoi le podcast plutôt qu’un autre support ?
Personnellement, les grandes émotions que je ressens passent par le son. On voulait donner au Cœur sur la table une forme qui justifie l’usage du son, d’où la présence de nombreux jeux sonores : effets théâtraux, de superposition, passages chantés…
Aussi, j’adore l’idée que le podcast soit gratuit, accessible, qu’on puisse le faire circuler… Les épisodes ne sont pas trop longs mais se veulent denses et complexes, car on a pensé un format qui s’écoute avec une attention totale, comme on regarderait un film.
Dans le programme, tu parles d’une grande discussion collective. Est-ce que l’audio permet aussi de toucher plus de monde ?
À mon avis, c’est un format plus accessible que l’écrit. Chaque épisode génère de nombreux témoignages et on est justement en train de réfléchir à une manière d’organiser concrètement cette grande discussion collective. Les auditeur·rice·s nous confient déjà que dans leur entourage, les épisodes provoquent des échanges, de nouvelles réflexions. C’est ce qu’on voulait.
Les Couilles sur la table a été décliné en livre. Est-il prévu de faire vivre Le Cœur sur d’autres supports ?
On y réfléchit. Avant tout, on se concentre sur l’objet sonore, mais on veut faire en sorte qu’il se déploie.
Dans une première saison composée de dix épisodes, à raison d’un épisode par semaine (les cinq premiers sont d’ores et déjà disponibles à l’écoute), on se laisse porter par une réalisation enivrante, sublimée par les compositions musicales de Solène Moulin et les morceaux d’Irène Drésel. On écoute aussi avec attention les mots de Victoire Tuaillon, ceux de ses invité·e·s, qui nous encouragent à penser une véritable révolution romantique, un futur où “personne n’opprimerait personne”. On se laisse alors gagner par la certitude que cet avenir est à portée de main, maintenant, tout de suite – en tout cas, avec Le Cœur sur la table, on a envie d’y croire.
Les cinq premiers épisodes du Cœur sur la table sont disponibles sur toutes les plateformes d’écoute. Les prochains arriveront à compter du 10 juin 2021.