Emplies aussi bien de tristesse que d’espoir, les photos captivantes d’Ilyes Griyeb dépeignent une jeunesse perdue mais libre, sincère et fougueuse, pétrie par les idéaux occidentaux. Il a ainsi immortalisé les portraits de ses cousin·e·s et ami·e·s marocain·e·s, au regard évasif et à l’esprit vagabondant loin, très loin vers la France. Un rêve d’ailleurs, inaccessible pour la plupart d’entre eux. Alors, ils préfèrent demeurer encore un peu dans l’insouciance de la jeunesse et retarder l’affront avec la réalité, d’un pays de fascination qui, tel un mirage, restera un songe, à jamais.
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Mais pourquoi souhaiter à tout prix traverser la mer ? L’herbe est-elle vraiment plus verte ailleurs ? Face à ces questions pour le moment sans réponses et à l’occasion de la sortie de son ouvrage Morocco, nous avons souhaité interviewer le photographe Ilyes Griyeb qui nous éclaire sur la jeunesse marocaine, ses illusions et désillusions.
© Ilyes Griyeb
Konbini arts | Comment as-tu débuté la photographie ?
Ilyes Griyeb | J’ai commencé la photographie en 2013, à un moment où mes voyages vers Meknès au Maroc se faisaient de plus en plus fréquents. Je n’avais aucune idée de ce qui se construisait autour de ces images. De mon point de vue, je ne faisais que capturer la banalité d’une jeunesse marocaine telle que je l’ai toujours connue.
Quel·le·s artistes t’inspirent ?
Je pense faire partie d’une génération qui s’est beaucoup nourrie d’Internet pour développer son œil, son goût et ses certitudes. De manière assez désordonnée et sans forcément retenir des noms en particulier dans un premier temps. Ceci dit, il y a des photographes que j’aime beaucoup, mais que j’ai découverts bien après avoir débuté.
Je dirais que je suis amoureux du travail Dana Lixenberg, fan absolu d’Alec Soth mais aussi de Stephen Shore, William Eggleston, Harry Gruyaert et Alex Webb. Je suis aussi beaucoup inspiré par mes amis, Hicham Gardaf et John Francis Peters, pour ne citer qu’eux.
© Ilyes Griyeb
Quelle place prend la France dans l’imaginaire des Marocain·e·s ?
La France a une place de choix. Ce fut longtemps la première destination d’immigration pour les Marocains rêvant de quitter le pays à la recherche d’une vie meilleure. Elle évoque encore l’image des premières réussites, des premiers exemples de Marocains revenus au pays plus riches qu’ils ne sont partis. C’est certainement l’amorce même du rêve migratoire marocain tel qu’on le connaît aujourd’hui.
Pourquoi la France en particulier ?
Principalement à cause des 44 ans de protectorat français sur le Maroc. Un moment d’histoire commune où se sont développés certains réflexes et une proximité économique et culturelle entre les deux pays. Le français est la deuxième langue du pays et la France est aussi la première destination occidentale à offrir des cartes de séjour et des contrats de travail saisonnier aux Marocains.
© Ilyes Griyeb
Justement, tu vis entre la France et la Maroc. Quel est ton regard sur ce soi-disant eldorado ?
Tout d’abord, je mesure bien la chance que j’ai de pouvoir effectuer le voyage dans les deux sens. La France est un eldorado pour certains et un cauchemar pour d’autres. Il suffit d’aller traîner autour de La Chapelle le soir pour y voir des Marocains de 12 ans dormir dans des laveries : la France n’est plus l’eldorado attendu (si tant est qu’elle le fut à un moment).
Mais le Maroc n’est pas non plus un symbole d’ouverture et de modernité, alors lorsqu’il y a un choix à faire, il est relativement simple. Que ce soit pour les classes intellectuelles supérieures ou les tranches sociales les plus pauvres, l’étranger sera toujours un eldorado dans les esprits des Marocains.
© Ilyes Griyeb
“Une génération qui a cramé sa jeunesse aussi vite qu’elle crame son shit. Une jeunesse qui a mis sa vie en pause, puis qui a tout misé sur la sortie de secours.”
Comment décrirais-tu la jeunesse marocaine ?
La jeunesse marocaine que j’ai photographiée est une jeunesse pragmatique sur l’état de son pays, en quête d’ailleurs. Une génération qui a cramé sa jeunesse aussi vite qu’elle crame son shit. Une jeunesse qui a mis sa vie en pause, puis qui a tout misé sur la sortie de secours. Une jeunesse qui évolue dans un état dépressif latent. Impossible pour elle de travailler dix heures par jour pour 200 euros par mois.
“Renoncer serait mourir socialement, mieux vaut prétendre qu’abandonner.”
© Ilyes Griyeb
Quel est le quotidien de ces jeunes ?
La plupart ont la trentaine passée et vivent toujours chez leurs parents, souvent dans un état de conflit perpétuel. Le contraste entre leur génération et celle de leurs parents est si violent que la communication et la compréhension sont difficiles voire impossibles. Ils trompent l’ennui au café qui leur est dédié, celui où les vitres sont fumées et où la consommation de shit est tolérée.
Ils vivent de petites bricoles, l’un est mécanicien, l’autre est peintre en bâtiment. Ils sont perçus comme des drogués ou des ratés par leurs familles respectives, qui ne peuvent comprendre qu’ils soient piégés dans l’attente et que leur construction mentale est basée sur une chimère. Renoncer serait mourir socialement, mieux vaut prétendre qu’abandonner.
Qu’est-ce que ces jeunes pensent trouver une fois en France ?
Tout ce qu’ils n’ont jamais pu obtenir : une situation économique stable, un foyer et peut-être même un peu de fierté dans le regard de leur famille. En somme, ils pensent acquérir tous les symboles de réussite que les générations d’immigrées précédentes affichaient à chaque retour estival au pays.
© Ilyes Griyeb
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© Ilyes Griyeb
© Ilyes Griyeb
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© Ilyes Griyeb
© Ilyes Griyeb
© Ilyes Griyeb
© Ilyes Griyeb
Vous pouvez vous procurer le livre d’Ilyes Griyeb, Morocco, sur son site.