Réflexion puissante sur la fragilité de l’existence, la série You an Orchestra You a Bomb de Cig Harvey a été distinguée par le jury du Prix Virginia 2018.
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Comment se reconstruit-on après un accident de voiture qui, au-delà des séquelles physiques, détruit irrévocablement toute illusion quant au caractère précaire de son existence ? Pour la photographe britannique Cig Harvey, la réponse s’est faite instinctivement, à travers ce qu’elle connaissait le mieux.
Sa série You an Orchestra You a Bomb, exposée jusqu’au 28 octobre à l’Espace Oppidum à Paris, est plus qu’une tentative de dépasser le traumatisme. C’est une célébration poétique de cette fragilité, un travail sur l’avenir, sur l’attention portée au présent, aux moments d’émerveillement qu’il procure. À l’occasion de la remise du Prix Virginia, dont elle est lauréate et qui récompense tous les deux ans le travail d’une femme photographe, elle est revenue pour Cheese sur ce qui l’a animée tout au long de ce projet.
Cheese | Ta série You an Orchestra You a Bomb est née d’un événement dramatique. Quelle a été l’impulsion qui t’a amenée à l’exorciser, à le transcender à travers la photographie ?
Cig Harvey | Au cours d’un dîner avec des amies, qui traversaient toutes une période particulière, positive ou négative, je me suis fait la réflexion, alors que nous étions en train de passer un bon moment et de rigoler, qu’il était impossible en les regardant de deviner ce qu’elles vivaient. Et je pense que le déclic vient de là. De sublimes choses peuvent faire naître un orchestre et de terribles choses peuvent faire office de véritable bombe. On peut tous vivre quelque chose de grave, le tout est de savoir comment on y fait face.
Il a toujours été question d’élever le quotidien dans mon travail. La photographie a toujours eu ce rôle pour moi, de me rappeler que le monde possède sa part de beauté et que mon appareil peut en témoigner. Après mon accident, ce fut le cas plus que jamais, de pouvoir embrasser ces moments en un instant, à la manière de Cartier-Bresson.
La photographie est un microscope qui permet d’observer le monde. Ces photos représentent mes espoirs, mes peurs, mes amours, mes préoccupations… Et je peux prendre ce chaos qu’est le monde, qu’est le fait même d’être humain, et le transformer en photo.
Cette série est totalement intuitive, je n’avais pas prévu de la réaliser. La notion d’air est venue se mêler à ça. J’ai commencé à regarder ce qu’il se passait dans notre corps quand nous avons le souffle coupé par surprise. C’est un réflexe fait pour nous protéger, comme trembler ou cligner des yeux, que je trouve remarquable. Parce que nous avons autant ce réflexe face à quelque chose de beau que face à quelque chose de terrible.
“La photographie est un microscope qui permet d’observer le monde”
Tu dis que tu explores ta relation à la vie en elle-même dans cette série, mais tes précédentes séries You Look At Me Like An Emergency et Gardening At Night traitaient de la perte, de l’amour, du sentiment d’appartenance, de la famille, toutes ces choses qui peuvent aussi être considérées comme intrinsèques à la vie. En quoi cette série se distingue-t-elle de ton travail passé, ou au contraire, en quoi perpétue-t-elle ta réflexion ?
Je pense que les thèmes centraux de mon travail se sont toujours articulés autour d’une certaine forme de fragilité. Ma première série You Look At Me Like An Emergency parlait des personnes qui font partie de ma vie, et Gardening At Night consistait à mettre des mots sur la relation que j’entretiens avec des lieux auxquels je suis attachée, sur le fait d’avoir un enfant, de grandir, de construire quelque chose à partir de rien.
You an Orchestra You a Bomb traite de ma relation à la vie après avoir eu cet accident. Peut-être que plus jeune, l’impact sur moi n’aurait pas été le même. Mais à ce moment précis de ma vie, en ayant des enfants, tout m’a paru si… précaire et précieux. Donc, je pense que cette notion de fragilité, de conscience de ce qui m’entoure a toujours été là, et que j’ai mis un accent particulier sur certaines choses à certains moments. Mon appareil photo est un miroir de ce qui se passe autour de moi à un instant donné.
Tu as commencé par la photographie documentaire, que tu as rapidement arrêtée. Tes photos gardent malgré tout un aspect brut, naturel, ce que l’on peut justement retrouver dans la photographie documentaire. Est-ce que tu penses avoir conservé ou apporté l’esthétique de ce genre dans tes photos ?
À une période, je construisais énormément mes photographies, et j’essaie maintenant de m’éloigner de cette démarche pour être plus ouverte sur le monde, consciente de mon environnement. J’ai d’ailleurs toujours un appareil sur moi, je fais des photos tous les jours pour rendre compte de ce que je remarque. Ce que j’aime dans le fait d’être réceptif au monde, c’est que le monde s’agrandit alors, que l’on peut être surpris. À l’inverse, construire ses photos diminue cet effet de surprise.
Il y a également une attention particulière portée aux détails, sans pour autant insister dessus, comme si tu laissais la possibilité à l’observateur de les remarquer ou de considérer qu’ils font simplement partie de la composition. Comment parviens-tu à maintenir cet équilibre ?
J’essaie de trouver tout ce qui permet de raconter une histoire. Parfois, ce sont de grandes scènes qui vous immergent, et parfois, ce sont effectivement ces détails imperceptibles du quotidien. J’essaie de faire attention à ce qui m’entoure, que ce soit un mince rayon de lumière sur un rideau ou une scène qui se déroule sous mes yeux. La couleur est aussi une composante très importante pour moi.
Comment travailles-tu la couleur lors de tes prises de vues ?
Je suis obsédée par la couleur depuis toute petite, mais c’est seulement maintenant que je l’explore vraiment, que je regarde les possibles synesthésies, en les associant mentalement à des odeurs, par exemple. Je pense que c’est la direction que mon travail va prendre de plus en plus. J’ai toujours travaillé intensément les couleurs, mais j’ai envie d’aller encore plus en profondeur, comprendre pourquoi je les emploie et ce que ça crée. Et voir si, en les intellectualisant davantage, je peux les intégrer encore plus dans mon travail. Pour créer ce fameux réflexe de souffle coupé, dont j’ai parlé précédemment.
“Je suis persuadée que la photographie, plus que n’importe quel autre medium, permet de se connecter à son inconscient.”
Est-ce que tu avais déjà une idée précise des photos que tu voulais prendre ou est-ce que tu as improvisé au fil de ton processus créatif ?
Pendant des années, j’ai travaillé avec des schémas mentaux. Je réfléchissais, notais mes idées, la lumière que je voulais, les symboles, les métaphores, les histoires que j’imaginais. Et je me demandais quelles seraient les meilleures couleurs, le meilleur appareil pour ces histoires. Puis, je me suis détachée progressivement de ce processus.
Je suis maintenant à une étape où je fais les deux : je suis réceptive au monde, je prends mes photos et je les étudie ensuite, je regarde en quoi cela fonctionne, ce que ces images me disent. Je suis persuadée que la photographie, plus que n’importe quel autre medium, permet de se connecter à son inconscient. On peut y répondre très rapidement, et c’est comme si on sortait quelque chose de soi. Je passe beaucoup de temps à me demander pourquoi j’ai pris cette photo, et généralement, cela reflète toujours quelque chose de bien plus grand que ce que je vis.
Que représente enfin ce prix pour vous, en tant que photographe, mais aussi en tant que femme, puisque c’est un prix dédié aux femmes photographes ?
Je ne pourrais pas être plus honorée d’être dans cette position, d’être une voix forte qui porte ce prix pour les deux prochaines années, d’encourager d’autres jeunes femmes photographes à continuer. C’est important en tant que femme photographe d’être tenace et de ne pas s’excuser pour son travail.
Il y a quelques années, on me disait que mon œuvre était émotionnelle, féminine, mais j’en suis fière, je ne vois pas ça comme étant quelque chose de négatif. C’est finalement très masculin d’envisager les choses ainsi. Tant que c’est authentique, et peu importe qui le fait, alors c’est une bonne chose.
La série You an Orchestra You a Bomb est exposée jusqu’au 28 octobre 2018 à l’Espace Oppidum (Paris).