Lorsqu’en 2019, Julius Agbaje, peintre nigérian, décide de grimer à coups de pinceaux le président Muhammadu Buhari en Joker, il n’imagine pas, qu’un an plus tard, sa toile deviendrait un symbole de contestation brandi par des manifestant·e·s dans les rues de Lagos.
À voir aussi sur Konbini
L’Arroseur arrosé, caricature de l’ancien général, représenté avec un nez rouge, le visage maquillé de blanc et le sourire terrifiant du clown de Batman, est devenue une image phare de la colère ressentie par la jeunesse nigériane qui a secoué le sud du pays en octobre 2020. “Ce portrait du président, c’était une blague au départ, une provocation. Mais il a résonné des mois plus tard chez de nombreux jeunes”, explique, très fier, Julius Agbaje depuis son atelier niché dans un quartier populaire de Lagos.
À 28 ans, Julius Agbaje a un destin prometteur parmi la nouvelle scène culturelle vibrante du Nigeria. Il est aussi l’un de ses artistes les plus engagés. “J’ai toujours aimé provoquer, et je considère l’art comme un moyen de combattre l’injustice et de changer la société.”
“Satiriste social”
Plus de vingt ans après sa transition démocratique et la fin des dictatures militaires, le Nigeria reste gangrené par un système politique corrompu, une pauvreté rampante et de graves atteintes aux droits humains fondamentaux. Entre les pots d’acrylique et les pinceaux usés, Julius Agbaje déroule ses toiles sur le sol carrelé de son atelier.
© Pius Utomi Ekpei/AFP
“Satiriste social”, comme il aime se présenter, le jeune plasticien ose tout. Comme ce portrait d’une bonne sœur peinte sous les traits d’un chimpanzé, piercing dans le nez, tatouage sur le bras et décolleté plongeant, dans ce pays croyant. “Je voulais dénoncer l’hypocrisie de la religion au Nigeria”, lance, acerbe, l’artiste, lui-même fils de pasteur et d’une institutrice.
La force de ses caricatures, aussi drôles que choquantes, repose aussi sur une grande technicité. Un savoir-faire appris dans la plus ancienne école d’art de Lagos, le Yaba College of Technology, d’où il est sorti major de sa promotion en 2017.
C’est avec dextérité qu’il peint à l’aide de couteaux le portrait de deux autres singes, casque de policier sur le crâne, et pancarte “duplicité et vol” ou “meurtre” autour du cou. Ce diptyque, intitulé Bon flic, mauvais flic, réalisé bien avant le mouvement de la jeunesse #EndSARS, est exposé dans le musée de son école. “Les gens s’arrêtent devant cette toile. Elle attire l’attention et provoque la discussion”, raconte son ancienne enseignante, le Dr. Odun Orimolade.
“Colère” et “traumatisme”
“J’ai commencé à peindre sur les violences policières avant le mouvement #EndSARS, car c’est un problème central au Nigeria, et beaucoup d’entre nous en avons été victimes”, dit Julius Agbaje. Alors, quand l’armée a réprimé dans le sang ce mouvement – en tirant le 20 octobre 2020 sur un de ses rassemblements à Lagos et tuant au moins dix personnes, selon l’ONG Amnesty International –, l’artiste a naturellement repris ses pinceaux.
© Pius Utomi Ekpei/AFP
De ce “traumatisme” et de “cette colère” sont nées trois toiles. Loin du registre de la caricature, elles sont peut-être ses plus réussies, en tout cas ses plus poignantes. Fond rouge sang sur une d’elles, un homme noir torse nu lève le poing. À la place de son visage, l’artiste a peint une cible criblée de balles. Au sol, des plots renversés rappellent ceux du péage de Lagos où l’armée a tiré sur ces manifestant·e·s pacifiques.
“Le gouvernement nie toute responsabilité […] alors pour la postérité, il faut peindre ce qu’il s’est passé”, dit-il. Ce sont les “maux de sa société” que le jeune peintre veut combattre avec son art. “Malgré la peur”, oui, avoue-t-il. Au Nigeria, il y a un foisonnement d’artistes qui critiquent le système politique, mais beaucoup utilisent l’abstrait, et très peu le font aussi frontalement.
Parmi ses influences, Julius Agbaje cite le performeur nigérian Jelili Atiku, qui dénonce depuis des années les exécutions extrajudiciaires, et dont une œuvre lui a valu d’être arrêté en 2016, et incarcéré pendant trois jours. “Pour être honnête, j’ai peur, mais pour moi c’est un devoir”, confesse Julius. “D’autres avant moi se sont sacrifiés pour que je jouisse aujourd’hui d’un peu de liberté.”
Avec AFP.