À voir aussi sur Konbini
Au moment de rencontrer Hamé et Ekoué dans leur QG du XVIIIe arrondissement de Paris, je n’en mène pas large. Je m’apprête à interviewer deux tauliers du hip-hop, deux mecs à part qui ont une sacrée grande gueule et qui n’ont jamais hésité à l’ouvrir. Et croyez-moi, des combats, ils en ont mené avec le Bavar, Mourad, Soul G et Kool M, depuis la création en 1995 de La Rumeur, l’un des groupes les plus mythiques du rap français.
C’est sur ce parcours atypique que je souhaite revenir avec eux. Après quatre albums et un film couronné de succès l’année dernière – Les Derniers Parisiens, avec Reda Kateb –, ils ont décidé cette fois de se raconter dans un livre très personnel, Il y a toujours un lendemain (Éditions de l’Observatoire).
À l’origine du projet, on retrouve un journaliste ciné de L’Obs, François Forestier. Conquis par Les Derniers Parisiens, il a voulu les rencontrer. Son interview s’est transformée en discussion de plusieurs heures et s’est conclue par un constat évident : il y a matière à faire un livre.
Récit de la naissance du rap parisien, fresque sociale de la France des années 1990-2000, histoire de l’immigration récente : Il y aura toujours un lendemain, c’est un peu tout ça à la fois. Alors qu’on s’installe et avant que je ne m’emballe, Hamé me balance en rigolant : “ Je te le dis tout de suite, ce n’est pas un livre testament ! On pose sur le papier une partie de ce qui nous amenés ici, on n’est pas encore des vieux croûtons, on a encore beaucoup à faire.”
“Considère-moi comme une bombe dont tu as allumé la mèche”
Il y a une ambition qui dépasse la musique dans les projets de La Rumeur, celle de faire résonner la parole singulière de ceux qui n’ont habituellement pas voix au chapitre. Dès leurs débuts, deux choses ont prévalu sur toutes les autres : une liberté de parole maximale et une indépendance totale. Des engagements qui ont rassemblé Ekoué et Hamé dès leur première rencontre. Ce dernier se souvient :
“Au début des années 1990, ça allait comme une évidence : à partir du moment où tu écris et tu prends le micro, tu dois apporter ton regard sur ce qui se passe autour de toi, sur les choses qui se dégradent dans tous les sens, sur ce qui explique la trajectoire de tes parents, sur la voracité de l’industrie du disque et sur la situation de monopole d’une radio.”
Ekoué tient également à cette manière différente de concevoir le rap :
“Notre démarche a toujours été la même et elle est fidèle au hip-hop : décrire notre environnement à 360 degrés. Le point de départ de tout ça, c’est la rue – donc on a forcément une coloration politique affirmée.
Dans ce registre-là, on fait figure de référence, parce qu’on n’a jamais dévié de la voie qu’on s’était fixée, même quand on nous a vendu le grand mirage ‘black-blanc-beur’ de la Coupe du monde 98.”
Je vous avais prévenu : pas de concessions avec La Rumeur, mais plutôt une histoire de France revisitée, qui démonte certains mythes.
C’est justement en pleine époque “black-blanc-beur” que le groupe radicalise ses partis pris et décide de faire ses disques comme il l’entend. Mais il semblerait qu’on ne s’extirpe pas des circuits commerciaux classiques sans en payer le prix. Au tournant des années 2000, deux plaintes – de Skyrock d’un côté et du ministère de l’Intérieur de l’autre – visent le groupe.
Hamé s’en souvient comme si c’était hier : “Pour nous, les choses sérieuses ont commencé. On était pris en tenailles entre d’un côté la censure du ministère de l’Intérieur, et de l’autre celle du plus gros promoteur de rap français. On était devenu infréquentables !”
Du cœur à l’outrage
Quand un groupe de rap est poursuivi en justice par le ministre de l’Intérieur en personne, ça fait du bruit. Quand c’est Nicolas Sarkozy qui occupe le poste, le procès prend une tout autre tournure. Mais quand ce qui paraissait être une simple plainte pour diffamation se transforme en marathon judiciaire de presque dix ans (de 2002 à 2010), on se retrouve carrément dans un combat de David contre Goliath.
En cause, une phrase parue en 2002 dans un fanzine, à l’occasion de la sortie de l’album L’Ombre sur la mesure. Hamé avait écrit : “Des centaines d’entre nous sont tombés sous les balles de la police.” C’est alors que les emmerdes ont commencé.
Aujourd’hui, les deux hommes en rigolent et sont même fiers de ce combat contre l’État : “Ce qu’on retiendra de nous, c’est peut-être autant notre rap que notre procès – mais dans les deux cas on a mis nos tripes.” Pour Hamé, cette affaire a carrément construit La Rumeur :
” Il a fallu faire preuve d’imagination. Le jeu en valait la chandelle parce qu’on en sort gagnants à la fin ! [La Rumeur a été relaxée en dernier appel par la Cour de cassation, ndlr] On sort nos meilleurs disques alors qu’on fait face à des pressions et des intimidations de la part de la police.”
Heureusement pour eux, l’histoire s’est comme toujours chargée de régler ses comptes. Un événement va tout changer : les émeutes de 2005. À partir de là, les gars de La Rumeur sont pris au sérieux, ils font même la une de Libération avec un titre qui les fait rire jaune : “Les rappeurs l’avaient bien dit”. Hamé et Ekoué n’ont plus à pointer du doigt les violences policières qui sautent aux yeux.
Aux origines du rap français
Le problème quand tu interviewes La Rumeur, c’est que tu peux facilement te laisser aller à une histoire politique de la France et perdre de vue que c’est surtout pour son rap que tu admires ce groupe. Là-dessus aussi, Hamé et Ekoué ont beaucoup à dire. Témoin privilégié de la naissance du rap français, Ekoué se souvient de l’atmosphère qui régnait au tout début :
“C’était particulier, dans notre génération, on était proches de tout le monde et de personne à la fois. On était présent dans tous les albums du rap de l’époque et inversement. Je pense à NTM, Rockin Squat’ ou même le Ministère A.M.E.R..
Mais on était dans un environnement où il fallait exister et poser une identité forte en opposition à celle que proposaient les autres. Donc forcément, tu étais dans une logique concurrentielle.”
La Rumeur sacralise bien plus le hip-hop américain. Ekoué se revendique directement du gangsta rap politique, celui qui dérange et qui tape fort :
“Il y a d’abord eu les Geto Boys, des mecs comme Rakim, puis bien sûr N.W.A et Public Enemy, mais surtout des gars qui nous ont agrippés bien fort comme Nas, Mobb Deep ou le Wu Tang. Tous ces mecs arrivaient et rappaient cash.”
On y arrive doucement, forcément. Quand tu parles avec les tontons flingueurs du rap français, tu es obligé de glisser sur le terrain du “c’était mieux avant”. Bonne pioche, je n’ai même pas le temps de finir ma phrase qu’Ekoué ajoute :
“Quand tu regardes tout ce qui s’est créé dans le hip-hop à notre époque… Le rap s’est largement ramolli et a complètement oublié ce pour quoi il était là. Notre musique n’est pas faite pour toutes les oreilles, on l’assume. À un moment donné, il faut du soufre, et s’il n’y en a pas ce n’est pas du rap.
Ceux qui me disent que le rap, c’est du divertissement, je suis obligé de sourire. Tu prends NWA par exemple. Oui, leur rap est divertissant, mais il y a toujours une parole qui vous mettra mal à l’aise parce qu’elle met le doigt sur quelque chose.”
Tout le monde se réclame du rap conscient aujourd’hui, et ça les fait bien rire. Pour Ekoué, son groupe en était le premier représentant :
“Être conscient, c’est pas juste écrire des textes en disant ‘Oui, c’est un scandale’, ou en allant chercher la larme. Moi j’ai horreur de ce genre de rap, qui prend un ton professoral et qui souvent vous appelle à voter ensuite. Aujourd’hui, j’ai pas d’équivalent de La Rumeur en termes de force de frappe sur le terrain politique.”
Skyrock : l’ennemi à abattre
La question des héritiers justement, parlons-en. Quand on leur demande s’ils ont fait des petits, Hamé et Ekoué se regardent, amusés. Apparemment, non. Et puis quand Ekoué lance le scud, on est obligé de sourire :
“Tous ceux et celles qui ont réussi à construire un modèle en sortant de Skyrock, on peut considérer qu’on leur a transmis quelque chose. On a montré pendant toute notre carrière qu’un autre modèle était possible. Ceux qui considèrent que la véritable performance c’est d’exister sans aller tapiner chez eux, et ben ils ont tout mon respect.”
J’y pensais sans oser en parler, tellement leur carrière est aux antipodes… Il existe un autre rappeur qui a passé sa carrière à défoncer Skyrock. Ekoué me prend à contre-pied : “Tu vois Booba, lui au moins il a toujours été cohérent et même si on est dans des modèles et des manières de se raconter totalement différents, il faut quand même lui reconnaître ça ! Moi je le connais depuis longtemps, le message, son propos et sa manière de faire du rap : il n’a jamais bougé de sa ligne et franchement, il y a rien à critiquer chez ce mec-là.” Élie, si tu nous entends.
Mettre son nom à Pigalle
Les deux hommes sont pressés, ils ont un rendez-vous urgent pour leur prochain film. Ça tombe bien, avant de partir, j’avais envie de les interroger sur leur nouvelle vie. Cette année, ça fait dix ans que La Rumeur n’a pas sorti un album. Il semblerait que le cinéma soit devenu la priorité, surtout après le succès critique et public de leur premier long-métrage. Verra-t-on un jour un nouveau disque signé par eux ? Hamé tient à clarifier les choses.
“Si on arrête la musique, on se coupe une jambe. Ce qui nourrit notre rapport au cinéma, c’est la manière qu’on a de faire du hip-hop. On a toujours besoin de retourner à la musique et, je te rassure, on prépare un cinquième album. On va essayer de le sortir au printemps prochain.”
Mais impossible de ne pas voir le regard d’Hamé briller quand il parle de cinéma :
“On a essayé, et réussi je pense, à importer notre façon de faire de la musique dans le cinéma. Le film a été super bien accueilli. On a été identifiés comme des artistes avec un cinéma singulier. Avec Les Derniers Parisiens, on a voulu ouvrir le premier volet d’une trilogie consacrée au 18e. Le prochain film se tournera donc aussi dans le 18e mais avec une coloration plus féminine. On va essayer de conserver cette poésie de la rue qui nous est chère.”
On dirait que La Rumeur n’a pas fini de se propager.