À l’heure où chaque événement partout dans le monde peut se refléter à l’infini en photos, vidéos et stories sur Instagram, le travail du photojournaliste doit réaffirmer sans cesse sa légitimité.
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L’abondance d’images présentes sur Instagram pourrait apparaître comme une menace pour la valeur des clichés rapportés par les photojournalistes, mais en fait, c’est plutôt l’inverse qui se produit. Instagram a décuplé la place occupée par la photographie dans le quotidien de ses utilisateurs, qui sont désormais encore plus réceptifs au langage photojournalistique. Par exemple, la différence entre la photo d’Obama en visite diplomatique postée par un amateur sur les réseaux et celle prise par le photojournaliste accrédité pour l’événement ne se trouve pas seulement dans la qualité de l’image ou l’emplacement stratégique. La différence réside également dans le respect d’une combinaison de critères professionnels. Qu’il s’agisse d’éthique, de précision technique ou de fidélité au réel, le photojournaliste doit faire face à un certain nombre de contraintes qui ont pour mérite d’entraîner un résultat visuel de qualité.
Attirer l’œil du public tout en restant fidèle au réel
Seulement voilà, la multiplicité des images qui ne cessent de pulluler sur nos Smartphones entraîne une certaine usure rétinienne que le photojournaliste doit briser pour porter l’information. Ainsi, pour frapper l’œil des lecteurs la photo doit être saillante. Chaque photojournaliste doit alors trouver sa façon de balancer entre le témoignage factuel, brut, et la recherche d’un effet visuel, d’un point de vue pour faire retentir son image.
Cela est d’autant plus vrai aujourd’hui que nombreux sont ceux qui se sensibilisent à l’aspect esthétique du travail photographique. La popularité du langage visuel s’accroît de jour en jour et entraîne forcément des tendances contagieuses. La frontière entre la photo d’information et la photo à vocation artistique s’affine de plus en plus.
Le beau dans la misère, le beau qui dérange
Le statut d’œuvre d’art de certaines images prises par des photojournalistes a longtemps suscité les débats et continue encore d’agiter certains. Étranger à toutes les notions de genre artistique, de prix d’achat et de lieux d’exposition, le photojournaliste entretient nécessairement une relation ambiguë avec la recherche du beau, qui dans certains cas peut apparaître comme extrêmement dérangeante.
Ce fut le cas pour le “Jimmy Hendrix du photojournalisme”, Sebastião Salgado (ci-dessus), dont les photos ont été très longtemps controversées, notamment sur l’épineux sujet du “beau de la misère”. Une photo d’enfants affamés sur le point de mourir ne sera jamais qualifiée de “belle” sans que cela ne fasse polémique. Toutefois, le débat suscité par de telles images peut s’avérer efficace pour amener le sujet de la misère en Afrique au cœur des discussions. Dans une interview donnée au Monde, Jean-François Leroy, directeur et fondateur de Visa pour l’image, raconte :
“Pour moi, un bon photojournaliste, quand je regarde son travail, je pense aux gens qui sont dessus. Quand je regarde la photo d’un gamin au Darfour, si le photographe est bon, j’éprouve de la compassion pour le gamin. Si à un moment je me dis : ‘Oh ! Quelle superbe photo !’, je me sens très gêné et pour moi le photographe a raté sa mission.”
La nuance entre une photo qui fait naître la compassion et une qui suscite la contemplation n’est pas simple. Et la difficulté s’accroît avec la gravité des sujets traités. Plus la situation couverte est dramatique plus la nécessité de communiquer l’information avec une photo vibrante devient cruciale. Adrénaline alimentée également par la reconnaissance auprès des pairs qui se matérialise par les nombreux prix et récompenses au sein de la profession.
La course aux prix photojournalistiques
Dimitris Messinis, photojournaliste grec et ancien directeur du département photographie de l’agence américaine Associated Press, nous affirme que pour lui “la priorité est de montrer ce qu’il se passe et de ne pas inventer le réel” : “Surtout ne pas prendre le risque de cacher l’info pour mettre en avant l’esthétique, sinon t’as tout perdu.” Il ajoute aussi que “la tendance a progressé vers plus de travail de composition esthétique” sans que ce soit une mauvaise chose. Pour lui la sensibilité visuelle n’est pas à exclure du travail sur le terrain, mais il répète que la priorité, c’est l’info.
Une priorité qui est menacée, d’après lui, par “la course aux prix” qui pousse à l’accentuation esthétique au détriment du discours informatif. Toutefois, ce que certains voient comme une emphase lyrique et une exaltation visuelle n’est parfois que le résultat d’une différence de sensibilité. Le travail du photographe brésilien Sebastião Salgado, évoqué plus haut, est chargé d’effets esthétiques (grain, contraste, cadrage), mais sont aussi le simple reflet de la perception singulière de leur auteur.
L’impossible objectivité ?
Le photojournaliste témoigne, il montre ce qu’il voit. Mais ce qu’il voit est déjà doté d’un filtre, le sien : “Je ne suis pas une ouvrière de la presse. Je ne peux pas prétendre être objective”, nous confie Stefania Mizara, photoreporter indépendante, une des premières journalistes à pénétrer la bande de Gaza en 2008. Elle nous explique que c’est son ressenti personnel qui guide la prise de vue et qu’elle ne peut faire disparaître cette empreinte :
“De me positionner par rapport à un événement, c’est inévitable parce que ça fait partie de la chorégraphie du travail. Rien que le choix du cadre est un positionnement sur le sujet. Si je suis impressionnée par exemple par le fait qu’il y ait plus de jeunes ou de personnes âgées dans une manifestation, je vais choisir de montrer ce clivage.”
La fidélité au réel n’est donc pas forcément chose aisée sur le terrain, malgré toutes les velléités d’objectivité des photographes. La perception individuelle et les tentations de composition mettent à rude épreuve l’idéal d’images d’information pure. Mais c’est sans doute le terrain qui régule la place de la recherche esthétique : “Quand vous êtes sous les bombes, je ne pense pas que vous ayez le temps de faire du romantisme”, résume Jean-Francois Leroy à son interlocuteur du Monde.
De son côté, le photojournaliste belge Maxime Gyselinck nous parle aussi de cette modulation de la recherche esthétique selon l’événement qu’il couvre. Pour lui, les reportages auprès des réfugiés ou les révoltes urbaines sont plus propices à un travail de composition. Il nous explique en effet qu’“en manif, tu as le temps de construire ton image, penser à ton cadrage, ta lumière…”, tandis que les missions de terrain où le danger est plus présent font primer l’instantanéité sur l’esthétique.
Le photojournaliste ne témoigne pas de ce qui se passe sous ses yeux, mais de ce qu’il voit se passer. Il fournit donc une vision, la sienne, distincte d’un photographe à l’autre. Certains vont choisir d’assumer leur point de vue et d’autres choisissent de l’effacer au maximum. Couvrir un sujet en offrant des photos qui marqueront l’opinion publique sans basculer dans une forme d’esthétisation du réel constitue un vrai défi. En ce sens, le dosage subtil entre l’idéal d’objectivité et l’idéal esthétique est l’une des compétences professionnelles qui démarque le photojournaliste de l’amateur armé de son Smartphone.
Les photos de Max Gyselinck sont à découvrir au Senghor (Bruxelles) en juin.