À l’occasion de la sortie de son sixième disque, Migration, on a rencontré Simon Green, aka Bonobo.
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Simon a le regard vide, dirigé vers la fenêtre donnant sur l’impasse qui s’ouvre face à lui. Assis dans un large fauteuil, il sirote son coca en souriant, malgré une fatigue évidente. Il admet à demi-mot être un peu dans le coaltar, parce qu’il vient d’atterrir.
Il faut dire que le bonhomme a donné plus qu’il ne fallait. Après avoir balancé en 2013 un incroyable album, The North Borders, il a enchaîné avec une tournée de plus de deux ans, un EP branché house, une émission mensuelle pour NTS et des Boiler Rooms ici et là… Et même avec tout ça, Bonobo a réussi à trouver le temps d’enregistrer un sixième album, et quel album ! Migration, qui sort le 13 janvier, est l’un des plus beaux ouvrages que Simon Green ait pondus jusque-là, tout simplement.
Au moment d’installer son micro pour l’interview vidéo qui suivra, une Track-ID particulièrement riche, je lui explique le concept. Curieux, il m’interroge un peu sur les questions que je vais lui poser pour cette vidéo, et commence à réfléchir sur la première, sur laquelle il bute. C’est ainsi que s’ouvrit notre entretien d’une vingtaine de minutes, où il est question de l’impact des raves britanniques du début des années 1990 sur sa musique, de l’évolution de sa musique et de Chet Faker.
Konbini | On en parlait à l’instant, quel est le premier disque que tu as acheté ?
Bonobo | C’était probablement un 45-tours de Bomb the Bass. Je devais avoir 11 ans, je pense.
C’était à Londres ?
Non, j’ai grandi dans la campagne, dans une ferme aux alentours de Brighton. Donc ouais, c’était probablement le premier. J’avais été dans une petite boutique en ville, qui vendait principalement ce qu’il y avait dans le top 20 et un peu de rap. C’était un 45-tours. La platine de mon père était cassée à l’époque, et je devais pousser avec mon doigt pour faire tourner le vinyle, ce qui faisait que le son n’allait pas à une cadence uniforme, ça faisait des vagues, tu vois ? J’ai dû faire comme ça pendant au moins un an…
Tes parents t’ont inculqué la culture de la musique ?
Ouais, mon père était un musicien, il jouait beaucoup de musique folk polonaise et il était aussi dans la scène folk britannique. Ma mère était plutôt dans un truc psychédélique. Mais bon, tu sais, tes vrais goûts musicaux n’arrivent vraiment qu’autour des 15 ans. Pour moi, la musique que tu écoutes avant tes 15 ans ne compte pas vraiment.
Pourquoi 15 ans ?
C’est le moment où tu te diriges vers ce que tu déniches par toi-même. Moi, le premier déclic, c’était “Radio Babylone” par Meat Beat Manifesto, qui est un morceau de rave parties. Ça et A Tribe Called Quest. Mais “Radio Babylone”, c’était la scène rave de Londres. Je ne sais pas si vous avez déjà entendu parler des raves autour de Londres, autour de la M25, une grande route autour de Londres qu’on surnomme “The Orbital”. Il y a eu un groupe qui s’est appelé ainsi à cause des soirées qu’il y avait dans ce coin là, justement !
C’était des raves illégales dans la forêts, autour de la M25. Aller là-bas et entendre des morceaux de Meat Beat Manifesto m’a marqué… C’était de la dance music mais c’était très humain, très émotif. C’est un peu ce moment-là qui m’a introduit à la musique électronique de manière générale.
Ce sont des morceaux, des artistes qui t’ont donné envie de produire justement ?
C’est au même moment, oui, mais pas forcément eux. Il y a ce morceau de Mike Kandel, connu sous le nom de Tranquility Bass, issu de la scène psychédélique de San Francisco un peu pré-Burning Man, “Cantamilla”. Ça utilisait une esthétique hip-hop mais d’une manière très différente, avec des des samples vocaux de l’Est, vraiment d’une belle manière. C’est d’abord ce morceau, et aussi des trucs comme Endtroducing de DJ Shadow ou ce genre de choses, qui ont été vraiment importantes pour moi et ont généré une sorte de déclic.
Tu as eu une formation plutôt classique, avec des cours de musique, quand tu étais plus jeune, non ?
Oui, oui. Mes parents et ma sœur étaient vraiment d’excellents pianistes. Très académiques. Rapidement, je me suis dirigé vers quelque chose de plus expérimental. J’avais un enregistreur quatre pistes, et je faisais de la guitare… J’essayais des choses, je m’entraînais à créer un son. Mais au final, j’ai toujours été très impressionné par la manière dont ma sœur jouait du piano, et lisait la musique. Elle était, elle est, excellente là-dedans. J’étais dans un autre perspective, j’ai suivi des leçons, bien sûr, mais ce n’était pas aussi rigoureux.
“Je pense que sur les premiers albums, je ne savais pas trop ce que je faisais, j’étais en train d’apprendre”
Donc tu as assez rapidement essayé d’exploiter tes cours pour faire de la musique qui collait plus à ce que tu écoutais à l’époque ?
Ca coïncide un peu, oui. J’étais très jeune mais ça a commencé avec cet enregistreur que j’avais acheté à côté de l’école, avec trois pédales pour ma guitare, qui m’ont permis de faire de ce bruit un son plus harmonique.
C’est drôle que tu sois jaloux de ta sœur et que tu dises essayer produire un son harmonique alors que depuis Black Sands, on sent justement une puissance harmonique très forte, avec la présence d’un orchestre, qui d’une certaine manière ramène ta musique vers quelque chose de plus académique.
Non, je pense qu’en fait, sur les premiers albums, je ne savais pas trop ce que je faisais. En réalité, en tant que producteur, j’étais en train d’apprendre. Encore maintenant, bien sûr, j’apprends. Mais quand je commençais, j’étais évidemment incapable d’enregistrer un orchestre de violonistes. Donc je travaillais avec des samplers et des mpc pour faire des beats.
Mais quand je travaillais sur Black Sands, j’avais accès à des technologies qui ont changé ma manière d’enregistrer et d’écrire des partitions. J’ai toujours écrit d’ailleurs, pas de cette manière, mais si tu as une mélodie dans la tête, il y a toujours un moyen de la retranscrire pour la faire ressortir par tes haut-parleurs. Donc en fait, j’ai juste appris plus sur le processus d’enregistrement.
Pourtant, on pourrait penser que tu as parfois enregistré le son d’un orchestre auparavant. Je pense notamment à “Ketto”…
C’était un enregistrement que j’ai manipulé, que j’ai édité en fait. J’ai enregistré les notes les unes après les autres pour les coller comme je le voulais. Mais j’ai toujours fait ça. Et puis, il y a des astuces pour faire sonner une guitare comme une harpe ou ce genre de choses, tu vois. J’ai toujours contourné ce genre de difficultés jusqu’à Black Sands, en fait. Je jouais avec l’audio, avec les enregistrements et les samples.
Malgré cela, tu continues d’utiliser des samples, comme sur “Kerala” et cette boucle de Brandy.
Évidemment. Mais j’ai surtout essayé de sampler d’une manière différente. Je ne cherche plus vraiment une base de morceau provenant d’un sample, je privilégie plutôt des textures plus abstraites. J’avais l’habitude de sampler mes batteries par exemple, maintenant je cherche des trucs vraiment plus abstraits. Cela peut être une voix, bien sûr, mais aussi un train, du vent. Je pioche dans les sons qui m’entoure, à vrai dire.
Dans ce nouvel album, et sur le dernier EP, plus encore que sur North Borders, tu vas dans une direction plus électronique, pour ne pas dire house.
Tu veux dire un peu plus club ? Ah bon ? C’est drôle, j’ai l’impression de l’avoir toujours été. Vu que j’ai toujours été DJ en même temps que je produisais des morceaux, j’ai toujours eu ça quelque part en tête. C’est juste que les gens ne s’en rendent pas toujours compte [rires]. Si tu écoutes “Recurring” sur Days to Come, il y a des trucs qui prennent leurs racines dans le garage britannique, des influences comme ça. Peut-être que je le fais plus ressortir qu’avant, et surtout sur ce nouvel album qui a ces moments de pic, c’est vrai.
Combien de temps as-tu mis pour pondre ce dernier, justement ?
Trois ans, je pense. Dès que le dernier a été fini, je me suis sur le suivant. J’ai écrit, enfin j’ai fait des brouillons, quand on était en tournée, dans le bus ou à l’hôtel. C’est là que ça a commencé.
“Cet album a été fait un peu partout dans le monde”
C’est vrai que la tournée qui a suivi The North Borders était particulièrement longue.
Carrément. Plus de deux ans, en gros. Donc oui, je n’ai pas commencé à plancher sur l’album à partir d’une feuille blanche, je ne faisais que continuer et continuer. Les choses viennent quand elles viennent. Donc, je n’ai pas passé mon temps à ne penser qu’à la création de cet album. Je suis aussi un être humain, qui voyage beaucoup. J’habite à Los Angeles en ce moment, sur une colline, qui est assez tranquille. J’avais besoin d’un peu de solitude et de repos. J’ai plus de 40 ans, je ne peux plus enchaîner album, tournée, album, tournée, album, tournée. J’ai besoin de temps, d’espace. J’en profite pour voyager, même si je bossais malgré tout dessus un peu partout au final, par bribes. Du coup, cet album a été fait un peu partout dans le monde.
D’ailleurs, tu es allé enregistrer quelques bribes de morceaux ici et là, notamment au Maroc pour le groupe Innov Gnawa.
En fait, tout a commencé grâce à l’ami Gilles Peterson. Je savais que j’avais besoin d’un son particulier, donc je lui ai demandé s’il connaissait un groupe ou un musicien et il m’a rencardé sur eux. Il m’a donné leur numéro de téléphone, je les ai traqués et je les ai enregistrés. J’ai toujours pensé qu’il y avait un dialogue intéressant entre la musique africaine et la house. J’avais déjà samplé ou fait des remix de musique africaine mais c’était la première fois que j’enregistrais directement pour ma musique. On a enregistré tellement de morceaux, on ne s’est pas arrêtés à un, en fait. J’ai le matériel pour faire un album entier, donc je vais peut-être exploiter tout cela.
Pour sortir un EP ou quelque chose du genre ?
Ouais, ouais, ouais, peut-être. J’aimerais bien.
Qu’est-ce qui était le plus intéressant pour toi dans ce processus d’enregistrer avec un groupe qui ne produit pas la même musique ?
En termes de collaboration, j’ai toujours trouvé marrant quand les gens me disaient “oh, tu devrais bosser avec, je ne sais pas, Flying Lotus, ou Four Tet”, enfin quelqu’un qui produit déjà de la musique similaire à la mienne. J’ai toujours demandé : “Pourquoi ? Pourquoi j’irai collaborer avec quelqu’un qui fait la même chose que moi ?” Autant collaborer avec quelqu’un qui fait quelque chose de complètement différent, comme un orchestre ou une chorale, ou quelqu’un qui produit des beats ou je ne sais pas. Je trouve ça bien plus intéressant, de faire quelque chose différent. En ce qui concerne Innov Gnawa, c’est un son, même s’ils sont un groupe, ils ont leur propre son. Que ce soient les différents instruments ou les percussions [il claque des mains, puis ces doigts, de plusieurs manières différentes]. En fait, ce groupe, c’est un kit de batteries [rires].
Puisqu’on parle de collaboration avec des artistes différents, on peut aussi penser à pas mal d’autres, notamment des chanteurs ou chanteuses, comme Erykah Badu.
Complètement. Complètement ! C’était très intéressant, quand on y réfléchit. Mais de la même manière que pour Nick Murphy [aka Chet Faker, ndlr] sur ce nouvel album.
Comment cela s’est produit d’ailleurs ?
Nick est un très bon ami à moi, depuis quelques années. Il a fait des dates sur la tournée de The North Borders vers 2013, pendant plusieurs semaines aux États-Unis. Et on est devenus vraiment proches. Donc on a fait beaucoup de musique ensemble. Il n’y a qu’un seul morceau dans l’album mais on en a fait bien plus.
Comme pour Innov Gnawa. Tu fais partie de ces artistes qui produisent beaucoup et font le tri a posteriori ?
C’est le moins qu’on puisse dire [rires]. Pour chaque morceau sur l’album, il doit y en avoir trois qui n’ont pas été sélectionnés. Au moins !
Est-ce que tu regardes ces projets avortés quand tu te plonges dans l’écriture d’un nouvel album ?
J’essaye de ne pas y jeter un œil, non. Si je n’ai pas choisi un morceau pour l’album, c’est qu’il y a une raison. Donc il n’y a pas trop d’intérêt. Parfois, le processus de faire de la musique est suffisant, tu sais. J’ai un ami qui fait de la musique, et il est très bon, puis il supprime tout. À chaque fois. Parce que le processus est ce qui importe le plus. Tout n’a besoin d’être entendu et disponible. Le truc, c’est plutôt de laisser les choses se produire.
Dernière question, tu as écouté des trucs qui t’ont marqué ces derniers mois ?
Oh, tellement de choses… J’ai une émission de radio, tu sais, pour NTS. Donc, je cherche pas mal de sons. Et il y a tellement de choses qui sortent. De tête, je te dirais Yussef Kamaal, qui a sorti un EP vraiment intéressant, ou Floating Points, qui est toujours génial, et Axel Boman… Mais ce ne sont pas des choses que j’écoute pour m’influencer dans mon processus de création. J’aime bien faire mes trucs et être ouvert à côté, mais de manière séparée. Et puis, je ne peux pas me concentrer que sur un disque, j’écoute tellement de choses, tout le temps… C’est une question compliquée en réalité.