À ses 18 ans, un mois avant de passer son bac et se questionnant sur son avenir d’adulte, Kalkidane Lemant s’est remémoré les paroles d’une psy rencontrée quelques années plus tôt : “Si tu ne sais pas où tu vas, c’est peut-être parce que tu ne sais pas d’où tu viens.” Sur le coup, l’adolescente ne réfléchit pas trop à la phrase, mais à sa majorité, les mots lui reviennent et elle part à la recherche de “ses racines”. Sans rien dire à personne, Kalkidane retrouve son “dossier d’adoption” :
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“Il n’y avait pas grand-chose, une feuille avec 10 lignes écrites par l’association qui expliquait pourquoi j’avais été à l’orphelinat, les nom et prénom de mon père, le nom d’une ville, sans précision. Le problème, et je ne le savais pas, c’est que mon père a un nom hyper courant en Éthiopie, porté par des milliers de personnes, donc j’ai fait au hasard, j’ai envoyé un message à deux-trois messieurs qui portaient son nom sur Facebook. J’expliquais qui j’étais, que je cherchais mon père et j’ai envoyé des petits bouts de mon dossier en amharique. Deux-trois jours après, un monsieur m’a répondu. Ce n’était pas mon père mais il m’a dit qu’il avait un ami dans un bureau pour l’éducation ou quelque chose comme ça, que cet ami pouvait m’aider à retrouver mon père. Deux jours après, ils m’envoyaient une photo ensemble, avec une photo de ma mère et moi apportée par mon père.”
Un an plus tard, Kalkidane, ses parents et son frère aîné, Hugo Lemant, partaient à la rencontre du père biologique de la jeune fille. D’abord dans l’idée de “faire un journal de bord” et de s’assurer des souvenirs de ce “voyage d’une vie”, Hugo et Kalkidane conviennent de filmer le voyage. Rapidement, le “film de famille” prend de l’ampleur et devient Kalkidane le serment d’une adoptée, un documentaire aujourd’hui diffusé sur france.tv Slash. La protagoniste confie ne pas avoir hésité à accepter le projet : “Quand j’étais plus jeune, il n’y avait pas trop de documentaires, de films dans lesquels je m’identifiais. C’est rare les œuvres qui donnent le point de vue de l’adopté·e plutôt que des parents adoptants. De base, quand Hugo m’a proposé, j’ai dit oui pour les souvenirs, mais je n’avais pas encore la notion d’impact pour les autres.”
© Hugo Lemant/Petites Poupées Production
En 2021, l’autrice Amandine Gay soulignait déjà ce manque de représentation dans son essai autobiographique Une poupée en chocolat : “La parole des personnes adoptées était quasi inexistante dans l’espace public. […] On a beaucoup de choses à dire sur pourquoi l’adoption c’est politique, qu’est-ce que ça veut dire pour une personne noire de grandir dans une famille blanche, qu’est-ce que ça veut dire pour les personnes qui ont été adoptées à l’étranger d’être séparées de leur pays d’origine, de leur culture d’origine ?” relatait-elle pour Ouest-France. Hugo Lemant, le réalisateur du documentaire, observe :
“On organise des soirées débat autour du film et ça nourrit beaucoup ma sœur, ça semble la conforter dans l’idée qu’elle a bien fait de faire ce film. Je suis limite plus content en tant que grand frère qu’en tant que réalisateur parce que je vois que le documentaire la rend fière de quelque chose qui était tabou pour elle pendant 20 ans.”
© Hugo Lemant/Petites Poupées Production
Retrouvailles et interrogations
Le grand frère filme, avec respect et douceur, les retrouvailles de sa sœur avec son père. Derrière les silences de Kalkidane transpercent ses douleurs passées, ses questionnements sans réponse, ses espoirs tourmentés. Le documentaire souligne la dualité des sentiments et des identités tout en interrogeant, en filigrane, les problématiques liées à l’adoption transraciale – à l’instar de cette scène où Hugo retrace l’arrivée de Kalkidane, à 5 ans, dans la famille : “C’était horrible comme sentiment, je me disais ‘Mais on se prend pour qui ?’ J’avais l’impression d’être une famille coloniale : tu te retrouves avec une petite fille, crâne rasé, pas bien, impossible de communiquer, tu ne parlais pas un mot de français. Tu pleurais tellement que les parents avaient essayé de trouver quelqu’un qui parlait amharique pour te rassurer. Et je me disais : ‘Mais on s’est pris pour qui, on a fait une énorme bêtise : de quel droit on enlève une jeune de son pays, on l’emmène à l’autre bout du monde et on lui dit : ‘Voilà, ça c’est ta famille, tu vas vivre avec eux.””
© Hugo Lemant/Petites Poupées Production
Cinq ans après ce voyage, Kalkidane a encore “des questions en suspens” mais elle affiche une patience sage et déterminée. “Avant, ce n’était pas forcément une question qui me trottait dans la tête de rencontrer mon père. C’était plus mes parents qui en parlaient et peut-être que ça me blessait inconsciemment mais moi, je n’en parlais pas, je me disais que ma vie c’était là, que c’était déjà compliqué de s’intégrer, d’apprendre une nouvelle langue, une nouvelle culture donc je préférais balayer mon passé.”
Aujourd’hui, Kalkidane affirme être reconnaissante de ces retrouvailles et vouloir “avancer” quoi qu’il arrive. Sur le chemin, elle et son frère se réjouissent des émotions suscitées par leur documentaire, des adopté·e·s qui se retrouvent en elle à celles et ceux qui n’ont pas connu l’adoption, en passant par d’autres spectateur·rice·s qui soulignent la justesse des interrogations liées aux doubles cultures. Si elle se souvient s’être “un peu braquée” en ne trouvant aucune ressource sur les enfants adoptés de leur point de vue lorsqu’elle était plus jeune, Kalkidane s’enthousiasme face à l’émergence du sujet dans les sphères culturelles, à l’exemple de Née quelque part de Gabrielle Niang, d’Une poupée en chocolat d’Amandine Gay ou encore de L’adoption internationale : mythes et réalités de Joohee Bourgain.
© Hugo Lemant/Petites Poupées Production
Vous pouvez voir Kalkidane le serment d’une adoptée sur france.tv Slash.