Qui était Rebecca Horn, l’artiste aux ailes monumentales et aux œuvres surréalistes, récemment décédée ?

Qui était Rebecca Horn, l’artiste aux ailes monumentales et aux œuvres surréalistes, récemment décédée ?

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© XAMAX/ullstein bild/Getty Images

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Par Donnia Ghezlane-Lala

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Entre souffrance et poésie, retour sur la force créatrice de l’artiste allemande, décédée vendredi dernier à 80 ans.

Rebecca Horn a rendu son dernier souffle. Au croisement des arts, quelque part entre le body art, la performance, l’installation, la photographie et la vidéo, Rebecca Horn a exploré son corps souffrant à la manière d’une Frida Kahlo, tout le long de sa carrière. Née en 1944, l’artiste allemande a prolongé le mouvement du surréalisme en digne héritière toute sa carrière durant, notamment inspirée par des grands noms tels que Dalí, Victor Brauner ou encore Man Ray.

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Le Centre Pompidou-Metz lui consacrait une rétrospective en 2019, intitulée “Théâtre des métamorphoses”. Cette manifestation artistique s’ouvrait sur une vidéo d’elle, se coupant les cheveux avec un aplomb et un air de défi dans le regard, qui donnait immédiatement le ton de sa pratique artistique et de ce qui va suivre : radicalité, mise à l’épreuve du corps et force poétique.

Corps souffrant

En 1967, la jeune Allemande attrape, dès ses débuts artistiques, une maladie pulmonaire en respirant des vapeurs toxiques de résine polyester – matière avec laquelle elle travaillait pour ses sculptures. Cette période où son corps se retrouve réduit provoque chez elle un sentiment d’isolement, une urgence de communiquer et une envie de partager l’expérience de ce corps meurtri et emprisonné. Elle libérera ce dernier par le spirituel, en produisant des œuvres prothèses et appendices médicaux.

Rebecca Horn imagine par exemple les Gants-doigts, des sortes de tentacules – similaires à celles d’Edward aux mains d’argent – qui servent à saisir des objets sans avoir à se baisser complètement. Pratique. Le sentiment d’enfermement qui la saisit pendant sa maladie se retrouve tout particulièrement dans les camisoles Extensions de bras et grâce à La Fiancée chinoise : une installation circulaire exiguë qui fait mouche, dans laquelle le public doit entrer et attendre que les portes se referment. “Lorsqu’on voit mes premiers travaux, on retrouve toujours l’idée d’un cocon dans lequel je cherchais sans cesse à me protéger”, confie l’artiste.

Ses travaux sont alors des outils pour pallier son corps contraint, qu’elle présentera dans un bon nombre de performances dans les années qui suivront sa maladie. Le mouvement et la forme des poumons reviendront dans la plupart de ses œuvres ailées, mécanisées comme des valves qui se contractent et se déploient. À travers ce leitmotiv, l’artiste invente une mythologie du corps fragile, mis à nu et vulnérable. Plus le temps passe, plus Rebecca Horn prend goût au monumental et crée des œuvres à grande échelle qui font correspondre l’humain avec l’espace et l’environnement. Désormais, le sujet et l’objet, le corps et la machine, l’humain et l’animal, le désir et la violence sont des thèmes qui l’obsèdent.

Deus ex machina

Dans les années 1970-1980, une volonté se dessine chez elle au rythme de sa convalescence : que ses œuvres circulent dans les mains des autres, qu’elles soient manipulables et utilisées par tous·tes. Elle ne les considère pas non plus comme des prothèses mais comme des prolongements de son corps. Dans un autre registre que les Gants-doigts, il y a Licorne : une corne de l’animal fantastique à attacher à sa tête, qui symbolise la pureté, l’érotisme, l’animalité et la virilité. Elle finit par remplacer ses prothèses par des masques en tout genre, des éventails et des plumes souvent exploitées pour caresser. Le corps devient ainsi une chimère animale et majestueuse, et l’image du paon revient souvent.

Chaque performance se présente alors comme un renouveau complet de sa pratique artistique qu’elle dirige de plus en plus vers l’art cinétique. Lors de la performance La Douce Prisonnière, Rebecca Horn émerge et disparaît de plumes mécaniques, comme pour se libérer du carcan social qui pèse sur les femmes. La mécanisation de ses œuvres permet à son art de vivre de lui-même sans avoir besoin de son corps et de son mouvement. Ainsi, la queue du paon est automatisée et peut se déployer sans avoir l’action du performeur, comme un store vénitien. Parmi ces êtres ailés, les œufs d’oiseaux, les papillons et libellules la passionnent également.

Dans une démarche poétique, Horn construit Le Lit de l’amant, en hommage à son film La Chambre de Buster qui raconte l’histoire d’une prima donna vieillissante partageant son espace de vie avec des papillons bleus (censés être des réincarnations de ses amants). Dans cette installation, l’image de la star convoitée dont le corps périt est bien là et “seuls les battements d’ailes des papillons mécaniques expriment la pulsation du corps désirant”.

“Le monde des objets a aussi sa vie propre”

Progressivement, Rebecca Horn nous emmène dans le monde des objets. Elle s’amuse à détourner des objets du quotidien en s’inscrivant dans la grande tradition surréaliste : des fers, des guéridons, des chaussures, des couteaux animés, des jumelles qui nous regardent – pour illustrer les mots de Marcel Duchamp : “C’est le regardeur qui fait l’œuvre.” L’installation impressionnante Les Délices des évêques est frappante par sa violence “Kapoorienne” : est-on devant une scène de crime ou une mise en scène sadomasochiste ? Un violon suspendu joue de lui-même un air dramatique, une chaise se balance violemment dans les bras d’une autre chaise surmontée de deux piques animées (“tentacules de peur”), comme dans un affrontement sacrificiel de chevaliers. Partout, il y a des éclaboussures de sang. Les chaises deviennent des corps ensanglantés, comme un théâtre où les acteur·rice·s humain·e·s sont absent·e·s.

La figure du violon intègre ainsi une parfaite transition vers son cycle musical, durant lequel Horn a exploré le magnétisme, les champs de force, les ondes et vibrations. Hydra Piano représente un “serpent de mercure” vif-argent, qui mue et se meut comme un reptile, rythmé par les impulsions bruyantes venant du ventre du caisson d’acier. Il se déploie comme une longue langue de mercure à travers des ondulations hypnotisantes. Elle a aussi créé un piano, suspendu à l’envers, au plafond. Ici, l’artiste reprenait une scène de son film La Chambre de Buster, dans laquelle un homme joue du piano et voit ses partitions s’envoler à travers la pièce. Sauf que dans cette installation intitulée Concert for Anarchy, le piano joue de lui-même des notes “anarchiques”, entre brutalité et douleur, et les partitions (Floating Souls) se déploient de manière autonome sur un mur, plus bas.

Dans les années 1980, Rebecca Horn est plus en prise avec l’histoire. À Weimar, elle imagine une installation nommée Concert pour Buchenwald : “un amas d’instruments à cordes cassés et empilés dans le prolongement des rails d’un dépôt de tramway désaffecté qui rappelle le sort des déportés” durant la Seconde Guerre mondiale, dans le camp du même nom. Dans la foulée et dans la même ville, dans l’ancienne résidence d’été de Goethe, elle produit Planisphère des abeilles : des ruches évidées sont suspendues aux côtés de lumières éparses qui se reflètent dans des débris de verre et de miroirs par terre. Ces installations témoignaient de la vicissitude et du déracinement subis par les personnes exilées, victimes de guerres. Autant de créations inclassables qui rendent compte de sa vision d’artiste, qui perdurera bien après elle.