Un peu avant ses 30 ans, Marina Abramović s’est rendue à Amsterdam pour la première fois. Elle y a découvert le célèbre quartier rouge de la ville et ses travailleur·se·s du sexe (TDS) attendant leur clientèle derrière leur vitrine. Cette représentation du sexe, de son commerce et de la marchandisation du corps des femmes a marqué l’artiste qui a grandi aux antipodes de telles mœurs, dans un foyer rigide en ex-Yougoslavie avec une mère commandante à l’armée, “très stricte, toujours en train de parler de morale, de ce qui était bon et de ce qui était mauvais”. Sa première réaction, a-t-elle rapporté au MoMA, consistait à voir le travail du sexe comme “le point le plus bas où l’on pouvait tomber”.
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Mais Marina Abramović n’est pas du genre à s’enfermer dans ses premières opinions ou à rester dans sa zone de confort : “Dès que j’ai une idée, si elle me fait peur ou paniquer, il faut absolument que je m’en empare pour m’en libérer et comprendre d’où vient cette peur.” Alors artiste depuis une dizaine d’années, elle part à la recherche d’une TDS amstellodamoise à l’expérience équivalente et rencontre Suze, à qui elle propose d’échanger leurs rôles le temps de son vernissage à la Gallery De Appel. Pendant quatre heures, Marina s’installera dans la vitrine de Suze, tandis que Suze se mettra dans la peau de l’artiste, au milieu d’œuvres, de petits fours et de champagne.
La Néerlandaise impose quelques règles à la Serbe, notamment celle de “ne pas descendre sous son prix habituel afin de ne pas ruiner son business”. Marina Abramović a rapporté avoir eu “deux clients” lors de sa session : “Le premier a demandé [Suze] et le deuxième ne voulait pas payer le prix. Elle m’a dit que je mourrais de faim si je me prostituais parce que je n’avais vraiment aucun talent pour ce rôle.” Chacune filme ce qu’elle vit afin de réaliser un court-métrage de cinq minutes sur l’expérience, appelée Role Exchange, actuellement exposé à la Royal Academy of Arts de Londres qui dédie à l’artiste une superbe rétrospective.
De fines frontières
En se plaçant à l’intérieur de la vitrine, face au regard des passant·e·s, Marina Abramović fait l’expérience d’une vulnérabilité extrême, sentant son “ego être détruit, réduit à zéro”. Elle se rend compte que le quotidien de Suze et la mise en scène de son travail sont “utilitaristes”, rapporte le Woman’s Art Journal. “Les maisons closes ressemblent à des lieux militaires. […] Chaque objet a une fonction – les prophylactiques, les serviettes, les mouchoirs, l’eau, le tout petit lit inconfortable. Tout est dirigé vers la notion de travail, il n’y a aucun plaisir là-dedans”, résume l’artiste.
En échangeant ainsi deux rôles, Marina Abramović ne cherchait pas seulement à se confronter à une réalité éloignée de la sienne, elle questionnait les tabous liés au travail du sexe et la mise à disposition de notre corps et de notre cerveau dans un but mercantile. En troquant deux quotidiens qui lui apparaissaient opposés, elle semblait s’interroger : quelle est la différence entre la personne qui vend son corps et celle qui vend son art ?
La Royal Academy of Arts de Londres présente une grande rétrospective dédiée au travail de Marina Abramović jusqu’au 1er janvier 2024.