Everyone I Have Ever Slept With 1963-1995 est, comme The Bed, l’une des œuvres les plus marquantes de Tracey Emin. Liant toujours son art à l’intime et au politique, l’artiste britannique a révélé cette installation aussi connue sous le nom de The Tent en 1995, à la South London Gallery. Cette tente affective présentait, comme son nom l’indique, toutes les personnes avec qui Tracey Emin a couché, dormi, veillé, de sa naissance à la création de son œuvre. Sa famille, ses ami·e·s et ancien·ne·s petit·e·s ami·e·s étaient autant inclus·es dans cette collection de noms que ses amant·e·s, les inconnu·e·s qui ont croisé son chemin, et même des fœtus numérotés, en référence à ses avortements.
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Les noms de ces 102 personnes, qui se sont un jour nichées dans un lit à ses côtés, étaient cousus à l’intérieur de cette tente, rappelant la forme de la grotte Shell, à Margate. Au sol, on pouvait y lire la citation : “Avec moi-même, toujours moi-même, ne jamais oublier.” “Ce sont des personnes avec qui j’ai baisé dans un lit ou contre un mur, ou avec qui je dormais, comme ma grand-mère. Je me couchais dans son lit et lui tenais la main. Nous avions l’habitude d’écouter la radio ensemble et de nous endormir. Vous ne faites pas cela avec quelqu’un que vous n’aimez pas et qui ne vous intéresse pas”, détaillait l’artiste à propos des profils qui peuplaient son œuvre.
Parmi ces élu·e·s, on retrouvait entre autres le nom de son ex-petit ami Billy Childish, avec qui elle est restée un petit moment, ainsi que celui de son petit ami de l’époque, Carl Freedman. “Une critique était vraiment drôle, le journaliste avait écrit quelque chose comme : ‘Elle a couché avec tout le monde – même le conservateur !'”, avait confié Tracey Emin. Freedman était l’organisateur, aux côtés de son collaborateur l’artiste Damien Hirst, de l’exposition inaugurant The Tent.
Brûle Bébé Brûle
L’histoire de cette œuvre emblématique du travail de Tracey Emin pourrait s’arrêter là, mais non. L’œuvre n’existe plus aujourd’hui car elle a été détruite aux côtés de deux autres de ses œuvres, lors de l’incendie de l’entrepôt du Momart, à Londres, en 2004. Emin avait refusé dès le départ de vendre The Tent au collectionneur et publicitaire Charles Saatchi pour une simple et bonne raison : elle récusait ses pubs électorales pour Margaret Thatcher que celui-ci avait produites car à ses yeux, Thatcher avait commis des “crimes contre l’humanité”. Saatchi a insisté et est finalement parvenu à acheter l’installation en passant par des intermédiaires, pour trois fois son prix initial.
À la suite de l’incendie, l’artiste n’a jamais voulu la reproduire pour le marchand d’art, même quand celui-ci lui a proposé un million de livres Sterling pour une nouvelle exposition : “J’avais l’énergie qui m’avait inspirée il y a dix ans, je n’ai ni cette inspiration ni cette inclination maintenant… Mon travail est très personnel, les gens le savent, je ne peux plus créer cette émotion, c’est impossible”, avait-elle expliqué à la BBC, précisant qu’elle a reconstruit tout de même quelques pièces pour une rétrospective à Édimbourg en 2008.
L’œuvre aura survécu une décennie dans la collection du publicitaire avant de s’évaporer. Si Tracey Emin a fait part, à l’époque, de sa déception face aux réactions du public, méprisant les œuvres d’art qui ont péri dans cet incendie, elle a déclaré qu’il fallait, avec raison, prendre du recul. “La nouvelle survient entre les mariages irakiens bombardés et les morts en République dominicaine à cause d’inondations soudaines, nous devons donc la mettre en perspective”, avait rétorqué Tracey Emin au Guardian.
Et ce n’est toujours pas fini – promis, c’est bientôt la fin de cet article. En 2005, Stuart Semple a recueilli les cendres de l’incendie, comprenant les vestiges fragmentés de ces œuvres à jamais brûlées. L’artiste a réparti ces restes dans huit boîtes en plastique estampillées “RIP YBA” – renvoyant aux initiales du mouvement des Young British Artists auquel appartenait Emin. Sous la forme d’un mémorial, Burn Baby Burn était donc empreinte de la tente de Everyone I Have Ever Slept With. La destruction de l’œuvre a ensuite inspiré les frères Dinos et Jake Chapman, qui ont dit l’avoir recréée, mais la presse soupçonnait à l’époque un coup de communication de la galerie White Cube.