L’adaptation avortée de Dune par le réalisateur Alejandro Jodorowsky réunissait tous les ingrédients pour être un immense film. Retour sur le projet le plus fou de l’histoire du cinéma qui annonçait, avant la saga Star Wars, l’ère des blockbusters de science-fiction.
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En 1975, deux ans avant la sortie de Star Wars, épisode IV : Un nouvel espoir, le producteur et homme d’affaires français Michel Seydoux propose à Alejandro Jodorowsky, un cinéaste chilien qui vient d’obtenir un beau succès avec son film La Montagne sacrée, d’adapter au cinéma Dune, le best-seller de l’Américain Frank Herbert. Véritable monument de la SF, l’ouvrage est considéré par les spécialistes et de très nombreux lecteurs comme le plus grand livre jamais écrit dans le domaine de la littérature de genre.
Jodorowsky relève le défi et décide de faire un film à la mesure du livre, gigantesque, extraordinaire, grandiose. Conscient de la folie du projet, il réunit autour de lui une équipe de rêve qui pourrait faire mourir de jalousie n’importe lequel des plus grands réalisateurs de Hollywood.
Dune s’annonçait comme le plus grand film de SF de tous les temps et avait, par sa démesure, le potentiel pour rendre totalement anecdotique la sortie du premier Star Wars et, par conséquence, de la première trilogie. Mais faute de financement, le chef-d’œuvre annoncé restera à jamais un film fantôme. C’est finalement en 1984 que David Lynch adaptera Dune à sa sauce, sans rencontrer le succès escompté.
De ce projet fou, il ne reste qu’un fantastique pavé de plusieurs centaines de pages qui regroupe les études préparatoires et les planches du storyboard. Avec l’aide du réalisateur Franck Pavich, Jodorowsky a décidé de raconter cette incroyable aventure cinématographique par le biais d’un documentaire intitulé Jodorowsky’s Dune qui sort en salles ce mercredi.
Tous les ingrédients pour faire un carton
Pour préparer son film en vue de le soumettre aux studios américans, Jodorowsky s’entoure dans un premier temps d’un groupe resserré de super-guerriers de la création artistique. Le Français Jean “Moebius” Giraud, qui est en passe de devenir une star de la bande dessinée, s’occupera des costumes. Génial, surdoué, véritable superman du dessin, Giraud dessine aussi vite que Jodorowsky pense.
La symbiose est parfaite. Le Suisse H.R. Giger dont les univers tourmentés et les créatures biomécaniques font déjà frissonner toute une génération, cinq ans avant son travail sur Alien de Ridley Scott, sera en charge des décors. Ce duo de choc est complété par le dessinateur britannique Chris Foss, un maître dans la création de vaisseaux spatiaux sur papier. Chaque dessinateur est un expert dans son domaine et les travaux préparatoires relèvent du pur génie graphique.
Tandis que ce trio épuise ses crayons, Jodorowsky part en quête des acteurs qui auront l’aura nécessaire pour incarner les personnages de Frank Herbert. Et le casting va s’avérer fabuleux. Jodorowsky parvient à convaincre Mick Jagger (en Feyd-Rautha), Orson Welles (en Baron Jarkonnen) ou encore David Carradine (en Leto Atreides) et même Salvador Dali (en Empereur) de le rejoindre. Une sélection thermonucléaire de superstars du rock, du cinéma, de la télévision et de l’art contemporain.
Enfin, pour composer la musique, Jodorowsky fait entrer Pink Floyd dans la boucle. Figures mythiques du rock progressif élevés au rang de stars mondiales, les Britanniques cartonnent en 1975 avec l’album Wish You Were Here.
De son côté, le storyboard laisse entrevoir un film fabuleux, bien supérieur à la trame de Star Wars et pourvu d’un univers incroyablement riche. Déjà très populaire auprès des fans de SF, et bénéficiant de ventes particulièrement importantes, le best-seller de Herbert recèle en lui le potentiel pour intéresser un grand nombre de spectateurs à travers le monde.
Un film trop grand pour son époque ?
Jamais un film n’avait pu réunir une telle sélection de talents notoires. Jodorowsky pensait sans doute avoir fait le plus dur en constituant l’équipe dont il rêvait, celle qui serait à même d’exprimer, à la perfection, la démesure de Frank Herbert et la sienne. Mais rien n’est simple dans le monde merveilleux de Hollywood.
Frank Pavich, réalisateur du documentaire, nous précise ainsi :
“Le film en lui-même avait un potentiel inouï. Pas seulement parce qu’il était l’adaptation d’un best-seller. Le potentiel venait aussi de ce que Jodorowsky en avait fait. Et sur le papier, c’’était le casting le plus incroyable de tous les temps. Mais ça n’a pas suffit à rassurer les producteurs. Il y avait trop d’éléments contraires. En fait, ils ont eu peur du projet.”
En 1975, plusieurs années avant les succès commerciaux de Star Wars, Alien ou encore Terminator, le film de genre n’a pas encore fait ses preuves dans les salles obscures. Il faudra attendre l’arrivée en fanfare de Star Wars en 1977 pour que le box-office commence à se remplir de titres de films de science-fiction. Les producteurs, par nature conservateurs, rechignent à empoigner leur chéquier même si le projet est solide et que toutes les conditions sont réunies pour qu’il cartonne.
Michel Seydoux nous confie :
“La phase de préparation du film, les travaux de recherche, d’étude, le casting, tout cela a coûté deux millions de dollars. Dans sa globalité, le film aurait coûté 15 millions de dollars. Nous avions réussi à en réunir une bonne dizaine via des financements en Europe et en Asie.
Mais il nous manquait l’apport des studios américains. Il nous manquait 5 millions de dollars, c’est à dire un tiers du budget. C’était un gros budget pour l’époque mais ce film était prévu pour avoir une audience internationale.”
À titre de comparaison, le premier Star Wars coûtera 13 millions de dollars. Mais ce budget sera apporté en bonne partie par George Lucas par l’entremise de sa boîte de production Lucasfilm, les studios ayant choisi de minimiser leur investissement par crainte d’un échec.
Pour ne rien arranger, Jodorowsky fait peur aux Américains. Ces derniers se méfient presque instinctivement des projets en provenance d’Europe. Sa personnalité, particulière, ne va pas faciliter la mise en route de la planche à billets. Apôtre d’un cinéma conceptuel, visionnaire et mystique, le cinéaste chilien est à peu près aussi éloigné des standards hollywoodiens que les Pink Floyd le sont des One Direction.
Véritable artiste au sens noble du terme, il ne souhaite pas se laisser enfermer dans un carcan. Animé d’un profond respect pour l’œuvre d’Herbert, il propose pour cette adaptation de Dune une approche qui n’est pas en phase avec les règles strictes conditionnant le financement d’un projet dans une industrie cinématographique américaine calibrée.
Et Franck Pavich de préciser :
“Jodorowsky raisonnait vraiment comme un artiste. Il voulait faire un film qui ait la durée nécessaire pour exprimer ses idées. S’il fallait dix heures, le film durerait dix heures. Ou douze heures. Ou vingt heures. Tout le monde lui disait que c’était impossible, qu’il fallait que le film dure deux heures au maximum. C’est impossible de faire un film de dix heures à Hollywood. Et puis sa préoccupation principale était d’éveiller la conscience des gens au travers de ses films. Ça, les producteurs s’en contrefoutent”.
Au final, Michel Seydoux ne parviendra pas à convaincre les studios américains de financer les 5 “petits” millions de dollars qui manquaient. Et le magnifique storyboard de Jodorowsky prendra la poussière dans les bureaux des producteurs. Deux ans avant Star Wars, ce projet hyper-ambitieux aurait pu surclasser, par son casting comme son ambition cinématographique démesurée, tous les grands films de SF qui ont émergé dans les années 1970 puis 1980.
Dune a failli devenir non seulement le premier gros film de science-fiction, mais une référence visuelle et culturelle pour les années à venir . De part son originalité, il aurait ouvert un chemin, sûrement différent de celui de Star Wars, plus conceptuel que Les Dents de la mer (1975), le premier blockbuster de l’ère moderne. Mais même sans avoir été tourné, il a inspiré beaucoup de créateurs.
Un certain nombre de scènes qui étaient dans le storyboard se sont par la suite retrouvées dans des films de genre. Fait presque unique dans l’histoire du septième art, l’impact de Dune a en réalité eu lieu sans que le film n’ait jamais vu le jour.