C’est l’outsider de la prochaine cérémonie des Oscars : American Fiction était en lice pour les prestigieuses statuettes du Meilleur film – aux côtés d’Anatomie d’une chute, Barbie ou Oppenheimer –, du Meilleur acteur (pour Jeffrey Wright), du Meilleur acteur dans un second rôle (pour Sterling K. Brown), de la Meilleure bande originale et du Meilleur scénario adapté, qu’il vient de remporter.
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Sorti en salle en 2023 outre-Atlantique, le long-métrage est noté 94 % sur Rotten Tomatoes. Pourtant, le 27 février dernier, à quelques jours de la cérémonie, Prime Video a décidé de sortir American Fiction en catimini sur sa plateforme en France, sans promotion ni aucune communication. Curiosité piquée, on a regardé le long-métrage, et ce fut une très belle surprise.
Adaptation du roman Effacement de Percival Everett publié en 2001, American Fiction est le premier long-métrage de Cord Jefferson mais pas son coup d’essai, puisque l’émérite scénariste a par ailleurs écrit les séries Master of None, The Good Place, Watchmen, et a également été consultant sur Succession. Ces années à naviguer dans l’industrie du divertissement hollywoodien lui ont offert le retour d’expérience nécessaire pour porter à l’écran l’histoire de celui qu’on imagine aisément comme son double fictionnel et pour donner, par la même occasion, un coup de pied dans la fourmilière de la bien-pensance blanche qui a longtemps dominé les cérémonies de récompenses américaines, Oscars en tête.
Ce présumé double, c’est Jeffrey Wright, ici Thelonious “Monk” Ellison, un auteur afro-américain intello dont les écrits ne rencontrent que peu de succès, relégués dans les rayonnages consacrés aux récits noirs plutôt que dans ceux réservés à la littérature de laquelle il se revendique. Remercié de la faculté où il enseigne après avoir offensé une étudiante blanche en raison d’une utilisation trop laxiste du “n-word” selon cette dernière, Monk a désormais beaucoup de temps pour s’ennuyer et ressasser sa haine d’une certaine intelligentsia blanche avide d’une exaltation de la souffrance des Noirs avec son lot de clichés, de violence, de misère exacerbée et d’argot, incarnée par Sintara Golden (Issa Rae), nouvelle coqueluche de cette littérature qu’il abhorre.
Pressé par son agent de lui fournir un manuscrit plus vendeur, Monk se lance dans l’écriture de My Pafology, qu’il imagine comme une parodie grotesque de ces romans stéréotypés mais qui deviendra rapidement la blague la plus lucrative de sa vie, puisqu’une maison d’édition s’empresse d’en acquérir les droits pour un faramineux montant tandis que Hollywood se bouscule pour les droits d’adaptation. Pris au piège du marketing, Monk va devoir alimenter le stéréotype pour satisfaire les financiers sans compromettre sa réputation.
Les ficelles d’American Fiction, pure satire, sorte de cousin lointain de Tout simplement noir adapté au système de pensée américain, se font parfois sentir mais tombent malheureusement souvent juste avec en son centre un personnage noir complexe, donc pas toujours aimable, solidaire d’aucune cause, que l’on a si peu vu au cinéma. Si les drames familiaux qui gravitent autour de Monk diluent parfois la charge que l’on aurait presque voulue plus mordante, Cord Jefferson se livre, par ce film, à une difficile mais passionnante autoanalyse pour interroger sa propre propension à avoir parfois lui aussi cédé aux canons identitaires de l’industrie du divertissement.
Un immense gâchis que cette sortie française quasi invisible qui signifie certainement qu’en France, le temps de l’introspection n’est pas pour demain.