Invitée à organiser une exposition au Middle East Institute’s Arts and Culture Center (MEI), la photographe libanaise Rania Matar a fait appel à neuf autres photographes “originaires du Moyen-Orient, qui expriment des problématiques diverses et montrent comment ces dernières affectent leurs modèles”, nous explique Lyne Sneige, directrice des arts et de la culture du centre. Les séries exposées visent à raconter des vécus de l’Iran à l’Égypte en passant par la Palestine et le Liban par des concernées, selon leur prisme et les thématiques qui leur tiennent à cœur, en reconnaissant l’impossibilité de l’exhaustivité.
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Les projets diffèrent par leur esthétisme, leur sujet, leur sensibilité mais sont rassemblés par leur transmission “de messages concernant la sororité, la solidarité, ce que c’est qu’être une femme, la force, le courage, l’espoir et l’amour”, souligne Lyne Sneige. Intitulée “Louder Than Hearts: Women Photographers from the Arab World and Iran”, l’exposition arrive “à point nommé”, ajoute cette dernière : “Elle transmet de la beauté, de la créativité, de la résilience et de la résistance depuis une région touchée par la guerre et les destructions, où les femmes sont les premières victimes et doivent tenir la barre”.
Mère célibataire, 2016. Image tirée de la série Homemade. (© Heba Khalifa)
L’événement n’est cependant pas circonscrit aux thèmes de “la guerre et des destructions”. Il fait aussi la part belle aux reconstructions et les destructions énoncées ne sont pas seulement physiques mais aussi morales : il s’agit de déconstruction de préjugés et de tabous – qui ne touchent pas uniquement le Moyen-Orient. L’exposition zoome et dézoome sur des expériences personnelles et universelles, en témoignent les projets de la Saoudienne-États-unienne Tasneem Alsutan, de l’Égyptienne Heba Khalifa et de la Palestinienne Rehaf Al Batniji.
Tasneem Alsutan déboulonne les attentes liées au mariage
Tasneem Alsutan s’est mariée à 17 ans. À 21 ans, elle vivait seule avec sa fille, et ce pour “les six dernières années d’un mariage qui aura duré dix ans en tout”. Malgré l’opprobre de “nombreux membres de [sa] famille”, la photographe finit par demander le divorce, avant de se rendre compte qu’elle était loin d’être seule dans sa situation et que “de nombreuses Saoudiennes avaient vécu des expériences similaires, malgré [ses] présupposés concernant les femmes au foyer saoudiennes traditionnelles”, confie-t-elle sur son site.
La diversité des mariages saoudiens. Image tirée de la série Saudi Tales of Love, en cours depuis 2015. (© Tasneem Alsultan)
Sa série Saudi Tales of Love mêle les témoignages de femmes qu’elle a suivies, “des veuves, des mariées épanouies et des divorcées”, avec des images de mariage qu’elle a photographiés et des portraits de sa fille et de sa grand-mère. Des images de fêtes et de “rituels” dialoguent avec des moments solitaires, le tout convergeant vers une fin unique : “Je me suis rendu compte d’une chose en photographiant chacune de ces femmes, c’est qu’elles sont toutes parvenues à surmonter les nombreux obstacles que leur opposaient la société ou l’État”, écrit la photographe.
Avec son projet, Tasneem Alsultan élabore depuis 2015 une réflexion qui va au-delà des attentes propres à l’Arabie saoudite. Elle interroge le célibat et la liberté d’être seule au sein de nombre de sociétés où le couple et la reproduction sont portés au pinacle et où on se méfie d’une femme qui n’est pas mariée.
L’histoire de la libération d’Aljohara : “J’avais l’homme parfait, j’avais choisi la date, réservé la salle et acheté la robe. Je suis heureuse qu’on ait annulé le mariage et n’ayons pas décidé de plaire aux autres pour une journée quitte à le regretter tout le reste de notre vie.” Je n’ai jamais su les raisons exactes pour lesquelles Aljohara a décidé de ne pas se marier. Tout ce que je sais, c’est qu’elle est maintenant mère et l’heureuse épouse de quelqu’un d’autre. Image tirée de la série Saudi Tales of Love, en cours depuis 2015. (© Tasneem Alsultan)
Heba Khalifa libère les femmes du poids de leur genre
Tout a commencé avec un groupe Facebook privé, un espace numérique où se délester de ses frustrations, de son amertume, de ses ressentiments vis-à-vis de son genre, de la possession d’un corps de femme et d’avoir à subir toutes les pressions qui y sont associées. “Depuis que je suis petite, ma mère me rappelle constamment qu’être une fille implique des responsabilités, que c’est un fardeau. Que je dois faire très attention à ce que je fais”, se désole l’artiste à l’origine de ce groupe, Heba Khalifa.
“On vit toute notre vie dans le contrôle de notre corps. On doit se marier avant d’être trop vieille pour porter des enfants. On doit maintenir notre silhouette pour rester désirable. On doit, on doit… Piégée dans ce corps, je lui en voulais. Je souhaitais le perdre, vivre sans lui”, poursuit l’artiste. Après des rencontres “en vrai”, Heba Khalifa a photographié ces femmes qui voient leur corps comme un ennemi, comme la source de leur culpabilité, des injustices qu’elles subissent.
Diplômée en décoration de cinéma et de théâtre, elle imagine Homemade, une série conceptuelle où la douleur des règles se concrétise en images, tout comme la haine de soi ou le dégoût de son corps, de sa peau, de ce qui prend trop ou trop peu de place et semble justifier les violences sexuelles et sexistes. Voyant ses modèles se détendre, respirer, après les séances photo, elle en vient à considérer “la narration visuelle comme une façon de guérir, de se libérer du poids de nos expériences”. Ses images interrogent “l’identité féminine, l’image du corps et les pressions sociales” dans des mises en scène où “la vulnérabilité mène à l’empouvoirement et où les expériences collectives transcendent les contraintes sociétales”, ajoute le MEI.
Pute, 2016. Image tirée de la série Homemade. (© Heba Khalifa)
Rehaf Al Batniji résiste en images
Née à Gaza, Rehaf Al Batniji a “survécu au chaos de six guerres à Gaza”, relate le MEI. Si “chacune de ces guerres a eu un impact fort sur sa vision artistique”, la photographe a décidé de ne pas laisser la violence et le sang obstruer ses images. Bien décidée à mettre en avant son pays et la résilience de ses compatriotes, elle “utilise la couleur comme un outil de résistance afin de refléter la vibrance de la vie à Gaza”, note le site Artists Consortium.
Dans sa série (Shatt) The Beach & (Shatta) The Chillli Pepper, le rouge des piments et le beige du sable se répondent et contrastent avec les visages de ses portraits, avec la mer de ses paysages. Le piment fait écho au shatta, sauce pimentée de la cuisine moyen-orientale, et à “la vie à Gaza”, note le MEI. Pour apaiser l’inflammation causée par le piment et la vie sous l’occupation, Rehaf Al Batniji propose des paysages de plage (“shatt”), un lieu de sérénité “où les résident·e·s viennent chercher un peu de réconfort et une échappatoire à leur réalité quotidienne”.
Malak place le piment sur ses yeux, image tirée de la série (Shatt) The Beach & (Shatta) The Chillli Pepper, 2020. (© Rehaf Al Batniji)
Difficile de ne pas penser, en admirant l’horizon des plages immortalisées par la photographe, au slogan de résistance palestinienne qui espère voir un jour un pays libre “du Jourdain à la mer”. En jouant sur les assonances des mots “shatt” et “shatta”, l’artiste s’amuse de “l’interchangeabilité entre le masculin et le féminin”, ajoutant un niveau de lecture supplémentaire à son travail. Exigeantes, ses photographies requièrent toute l’attention et le travail d’interprétation de son public, rappelant que tout acte de création est composé d’une myriade de significations.
Malak place le piment sur ses yeux, image tirée de la série (Shatt) The Beach & (Shatta) The Chillli Pepper, 2020. (© Rehaf Al Batniji)
L’exposition “Louder Than Hearts: Women Photographers from the Arab World and Iran” est présentée au Middle East Institute’s Arts and Culture Center jusqu’au 4 octobre 2024.