Les films qui deviennent cultes dès leur sortie en salle sont une denrée rare. Ils requièrent une qualité de produit fini particulière, mais aussi un sens, une symbolique forte, qui en fait un long-métrage nécessaire et indispensable sur la durée. Get Out fait partie de cette catégorie, sans nul doute. Le premier film de Jordan Peele, sorti en 2017, avait à ce titre marqué les esprits, les critiques et le public.
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Forcément, après un tel coup d’essai, tous les yeux étaient rivés sur le nouveau projet du cinéaste américain. Et malgré quelques similitudes, Us et Get Out sont foncièrement différents. Oui, il s’agit de deux films d’horreur situés dans l’Amérique contemporaine, mettant en avant un casting noir en grande partie. Mais le ressenti n’est en aucun cas le même.
La différence fondamentale réside dans son sous-texte. Au pays de l’Oncle Sam, Get Out est un miroir sociétal de la situation vécue par la communauté afro-américaine. De nombreux spectateurs ont malheureusement pu se reconnaître dans les mésaventures du personnage principal Chris, faisant face à un racisme ordinaire latent et à ses conséquences les plus brutales. Si l’arme choisie par Jordan Peele était celle de la comédie horrifique, il n’avait pas aussi hésité à qualifier Get Out de “documentaire”.
Us semble être à l’opposé de ce postulat. Les personnages du film, une famille ordinaire, font face à leurs sosies maléfiques : une référence à la figure du “doppelgänger”, très importante dans les mythologies germanique et nordique, et qui a émergé dans la littérature anglo-saxonne au XIXe siècle. Mais ce n’est que ça, au fond : de la mythologie. Une légende avec laquelle joue Jordan Peele.
Beaucoup de critiques ont donc perçu Us comme un simple film d’horreur. Génial, certes, comparé d’ailleurs au génie d’Hitchcock, mais moins politisé et critique envers la société américaine que Get Out. Et pourtant.
Une famille tout à fait normale
Revenons aux fondamentaux : basé sur un épisode de La Quatrième Dimension, “Images dans un miroir”, Us raconte l’histoire d’une famille noire de classe moyenne qui part en vacances près de Santa Cruz, en Californie. Une nuit, Gabe (Winston Duke), Adelaide Wilson (Lupita Nyong’o) et leurs deux enfants, se font attaquer par leurs doppelgängers, soit leurs doubles maléfiques.
Et c’est déjà cette introduction scénaristique qui est importante : cette famille noire est au cœur du récit. Jordan Peele aurait pu choisir des acteurs blancs pour ses personnages blancs. Mais voilà : il a choisi Lupita Nyong’o et Winston Duke, ce qui n’a rien d’anodin.
À une époque où les personnes racisées ont souvent des rôles secondaires, où l’on est habitué au cliché du personnage noir qui meurt au début de l’histoire, et où l’on critique le phénomène du white savior complex, le complexe du “sauveur blanc” en vf (poke Green Book), Jordan Peele inscrit sa famille dans un environnement fictionnel qui va de soi, alors que l’industrie hollywoodienne ne s’ouvre que depuis récemment à la diversité dans ses castings qui, eux, sont bien réels.
Comme il l’explique au magazine Rolling Stone :
“Une fois passé le constat que vous regardez une famille noire dans un film d’horreur, vous êtes juste en train de regarder un film. Vous regardez juste des gens.”
L’enfer, c’est les autres
Mais il y a bien sûr un message derrière le pitch du film : faire face à son double. Le voir sourire alors qu’on tremble d’effroi. Le film se base ainsi sur la peur de l’autre. Et partant de là, la métaphore, connaissant le bonhomme, semble couler de source. De passage au célèbre festival South by Southwest, Lupita Nyong’o a expliqué que le thème de base était que l’homme était l’ennemi de l’homme. Façon Plaute ou Hobbes.
Et Jordan Peele de rajouter une couche de politique :
“Ce film est à propos des États-Unis. Et quand j’ai décidé de l’écrire, j’ai été frappé de constater à quel point nous vivons des heures où l’on a peur de l’autre. Que l’on pense que le mystérieux envahisseur vient pour nous tuer, voler nos emplois, ou qu’une partie des gens qui ne vivent pas dans le même coin que nous votent différemment. Je voulais suggérer que, peut-être, le monstre que l’on doit regarder a notre visage. Peut-être que le monstre, c’est nous.”
S’il ne cite pas de noms, on comprend bien qui et ce qu’il vise. Le sujet de l’immigration était au cœur de la campagne de Donald Trump en 2016. Ce n’est pas pour rien que le film s’appelle Us, qu’on pourrait aussi lire comme US pour “United States”.
Et c’est là qu’arrivent les spoilers. Vous êtes avertis. Si les doubles sont maléfiques, c’est parce qu’ils sont différents de nos protagonistes. Ils sont surtout monstrueux dans les yeux des victimes. Mais ils n’en demeurent pas moins profondément humains. Le double d’Adelaide, petite, voulait sortir et découvrir le monde. Plus encore, quand la famille de doppelgängers débarque de force dans le salon de la famille des Wilson, Adelaide leur demande qui ils sont. La réponse ? “Nous sommes Américains.”
Une réponse qu’on saisit plus tard, quand on comprend que ces dernières sont des victimes du système. Ces doubles ont été inventés de toutes pièces par les humains. Ils ont été mis de côté, comme des sous-citoyens laissés pour compte quand on en avait plus besoin. Pendant que nos protagonistes comparent la taille de leurs bateaux et vivent dans un certain “luxe”, d’autres vivent sous terre. Le cœur d’Us est alors la culpabilité que ressent cette bourgeoisie face à la misère qu’elle n’entend pas regarder en face.
Ce n’est pas pour rien que beaucoup de critiques comparent Jordan Peele à George A. Romero, et plus précisément Us au culte La Nuit des morts-vivants : des personnages pris d’assauts par des créatures humaines flippantes, la structure du récit où les protagonistes cherchent un plan de secours pour survivre…
Mais qu’est La Nuit des morts-vivants, si ce n’est une sévère critique des États-Unis, paranoïaques au possible, plongés dans une guerre inhumaine au Vietnam, et dont les crimes s’incarnent dans une figure horrifique, aka le zombie ? Les suites données à ce chef-d’œuvre de l’horreur s’attaqueront plutôt à la société de consommation des années 1970 (Dawn of the Dead, 1978) ainsi qu’aux inégalités économiques.
Pour l’anecdote, l’un des acteurs principaux de La Nuit des morts-vivants, Duane Jones, est noir. Caster un acteur noir pour un rôle clé en 1968, et le laisser vivre jusqu’à la fin du film (ou presque), était pour l’époque un geste fort. Romero s’est toujours défendu d’avoir revendiqué un message politique à travers ce choix, mais cela reste un modèle dans la lutte contre les discriminations raciales.
Et ça, Jordan Peele est le premier à le reconnaître.
Romero started it. pic.twitter.com/i4dnxi8EFV
— Jordan Peele (@JordanPeele) 16 juillet 2017