“Pour au moins un an”, le Kunsthaus de Zurich expose “en contexte” sa collection Emil Bührle, un marchand d’armes qui a amassé ses chefs-d’œuvre dans les circonstances troubles des ventes forcées et spoliations nazies de la Seconde Guerre mondiale. “Dans l’histoire de la collection Bührle, il y a toujours eu des moments de controverse qui répondent aux signes des temps et nous vivons désormais à une autre époque”, explique à l’AFP la directrice du musée, Ann Demeester. L’exposition en question s’intitule “Un avenir pour le passé. Collection Bührle : art, contexte, guerre et conflit”, et le titre semble déjà trop neutre pour le sujet sensible traité.
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Mais la polémique se poursuit autour de la place réservée au destin des ancien·ne·s propriétaires de ces tableaux dans la nouvelle muséographie. Le célèbre musée des beaux-arts zurichois avait fait l’objet de critiques lors de l’ouverture en 2021 d’un imposant nouveau bâtiment destiné à abriter l’impressionnante collection de 170 œuvres de l’industriel et mécène allemand naturalisé suisse. Le parcours et les acquisitions de l’homme interpellent.
Au total, avant son décès en 1956, le marchand d’armes avait constitué un vaste fonds de quelque 600 pièces comptant des œuvres de Manet, Renoir, Degas, Monet, Sisley, Cézanne, Rembrandt, Toulouse-Lautrec, Picasso, Braque, Van Gogh ou Gauguin. Certaines avaient auparavant été spoliées à des familles juives ou vendues dans l’urgence par leurs propriétaires pour fuir les nazis.
Entre 1936 et 1945, il fit l’acquisition d’environ 150 œuvres, après la guerre, on découvrit que 13 d’entre elles avaient été spoliées, et Bührle dut les restituer. Il en acquit neuf d’entre elles une seconde fois, retrace le musée sur son site Internet. Jusqu’en 2015, la collection était visible dans un site très confidentiel à Zurich, mais des toiles avaient été dérobées lors d’un hold-up en 2008, ce qui avait poussé le musée à déplacer l’ensemble.
“Sanctuaire et plateforme”
Pour tourner la page de la polémique, le Kunsthaus a fait appel à des expert·e·s chargé·e·s de retracer le parcours de certaines œuvres et présente donc une exposition tournée vers la transparence. L’exposition s’ouvre d’ailleurs sur un récit de l’itinéraire du chef-d’œuvre impressionniste de Pierre-Auguste Renoir, Portrait d’Irène Cahen d’Anvers (1850) confisqué par les nazis avant d’être remis à ses propriétaires juif·ve·s après-guerre puis revendu à Emil Bührle…
“Nous avons pensé qu’il était important d’aborder ouvertement les questions problématiques qui ont été discutées dans les médias ces dernières années mais jamais ici dans notre maison”, avance Mme Demeester. Ainsi, le musée a obtenu l’autorisation de la Fondation Collection E. G. Bührle, propriétaire des œuvres, de revoir le concept de présentation de ce prêt permanent privé, laissant une place accrue à la pédagogie et au débat.
Au-delà des notices explicatives consacrées à certaines œuvres spoliées et à leurs ancien·ne·s propriétaires juif·ve·s, le musée sollicite l’avis du public par des sondages numériques et leur permet d’entendre par écrans interposés les points de vue contradictoires de nombreux·ses spécialistes. “Nous n’aimons pas les controverses mais nous aimons les discussions, donc si un musée est un sanctuaire pour de belles images, il est aussi […] une plateforme où se déroulent des conversations”, plaide Mme Demeester.
Avant même l’ouverture de l’exposition, un comité consultatif externe de spécialistes impliqué·e·s dans la préparation de l’exposition a préféré jeter l’éponge. “Malgré nos recommandations réitérées de donner la place nécessaire au destin des collectionneuses et collectionneurs persécuté·e·s, spolié·e·s et assassiné·e·s, seule une petite partie de l’exposition est consacrée à leur présentation et à leur reconnaissance”, confie une représentante du comité au quotidien Le Temps.
“Dans la mesure où Emil Bührle a profité de ce contexte historique pour constituer sa collection, il est problématique d’avoir l’impression que les victimes du national-socialisme sont marginalisées”, ajoute-t-elle. Reconnaissant “des désaccords sur la réalisation concrète” de l’exposition, le Kunsthaus a dit officiellement “regretter” cette rupture, appelant toutefois à poursuivre un débat “précieux et intéressant”.