À l’écoute du titre “Indian Flute” du beatmaker américain, on se dit forcément que la mélodie de flûte que l’on entend vient d’Inde. Timbaland s’est pourtant bien moqué de nous, et ça le rend encore plus génial.
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La notion de sampling a une particularité majeure : prendre une matière sonore et la détourner de sa fonction première. C’est ce qui la différencie, par exemple, du principe consistant à piocher dans des banques de sons de logiciels pour construire son morceau autour. La banque de sons, elle, est constituée dans le but d’être pillée. Grâce au sampling, on peut mentir : on peut faire croire qu’on a entièrement composé et enregistré sa musique, sans avouer qu’il y a du sample. On peut aussi, et c’est bien plus intéressant, mentir sur la provenance de l’extrait échantillonné, ou brouiller les pistes. Dans cette discipline, le producteur star Timbaland est un as.
Un décor en carton-pâte
Pour le prouver, il suffit de se pencher sur l’un de ses meilleurs titres, “Indian Flute”, sorti en 2003. À l’époque, Timbaland est déjà un beatmaker de premier plan ayant façonné les sons d’Aaliyah et de Missy Elliott, et ayant produit pour une ribambelle d’artistes de premier plan tels que Justin Timberlake, Janet Jackson, Ginuwine, Jay Z, Nas, Ludacris ou les Destiny’s Child. Mais il est aussi rappeur, d’abord avec son album solo Tim’s Bio : Life From Da Bassment sorti en 1998, puis avec son travail avec un autre MC, Magoo, avec qui il prépare alors un troisième album collaboratif. Under Construction, Part II sort donc en cette année 2003, et contient le titre “Indian Flute”.
Comme son nom l’indique, le morceau tourne autour de l’esthétique indienne. Le clip représente une sorte de harem dans un palais en carton-pâte, où un vieil homme joue de la flûte, charmant non pas un serpent mais une danseuse. Bijoux, instruments traditionnels (tabla, veena, bansurî), tenues légères… Le mélange entre les imageries indiennes et hip-hop est habile, et ouvertement cliché. Et puis, il y a la musique. La chanteuse indo-américaine Rajé Shwari assure une partie du refrain, et intercale des mots sensuels au sein des couplets. Mais c’est surtout cette flûte entêtante, motif mélodique principal du titre, qui évoque les bords du Gange. Elle est alliée à une rythmique peu conventionnelle, où la snare sonne plutôt comme une percussion venue d’on ne sait où.
Timbaland et Christophe Colomb
En fait, Timbaland joue avec deux choses : d’abord, avec notre méconnaissance de la culture et de la musique indiennes. Puis, avec notre cerveau qui, pour traiter la masse d’informations qui nous entourent quotidiennement, simplifie les choses et fait constamment des raccourcis. Lorsqu’il lit “Indian Flute”, il pense à l’Inde, et y associe forcément la flûte que l’on écoute. Pourtant, cette mélodie n’a rien d’indien. Il s’agit en fait du sample de l’introduction d’un morceau de 1993 nommé “Cucura”. Il est l’œuvre de la chanteuse colombienne Totó La Momposina, sorti sur son quatrième album La Candela Viva. Rien à voir avec l’Inde, donc, puisque les deux pays sont séparés par 16 000 kilomètres.
Lorsqu’elle sort cet album, Totó La Mamposina est loin d’être une novice. Elle est même considérée comme l’une des plus grandes chanteuses de son pays, une figure de la culture afro-indienne, et l’une des rares artistes colombiennes a être parvenue à s’exporter et à faire carrière en Europe et aux États-Unis. La Candela Viva est son plus grand succès.
Dès les prémices de sa carrière, elle est parvenue à partager ses chants et rythmes campagnards avec les publics des plus grandes villes du monde, dont Paris, où elle a séjourné une partie de sa vie. Totó La Momposina, c’est une voix hors des normes, mais aussi, pour cette fois, un air de flûte qu’il n’est pas surprenant de retrouver entre les mains de Timbaland. Le producteur a en effet l’habitude d’aller se servir dans les répertoires égyptiens, indiens, dans l’italo-disco, dans le rock de Bruce Springsteen, chez l’argentin Gato Barbieri… En voulant nous emmener en Inde, Timbaland s’est finalement retrouvé sur les côtes colombiennes, un peu comme Christophe Colomb il y a plus de 500 ans de cela.
2017, année de la flûte
Lorsque sort le titre “Indian Flute” en 2003, le producteur ne se doute pas que quinze années plus tard, la flûte deviendrait l’un des instruments phares du rap américain. En 2017, de nombreux morceaux en ont incorporé des mélodies, notamment le plus gros tube de l’année, “Mask Off” de Future. Là aussi il s’agit d’un sample, trouvé cette fois dans le titre “Prison Song”, qui clôt la bande originale de la comédie musicale Selma écrite par Tommy Butler en 1973.
Le carton de “Mask Off” attire donc l’attention sur cette tendance musicale que l’on retrouve en 2017 dans le titre “Tunnel Vision” de Kodack Black…
Sur “Portland” de Drake, tiré de son album More Life…
Sur “X” de 21 Savage en duo avec Future, encore lui…
Ou encore sur l’incontournable tube “Broccoli” de DRAM, en featuring avec Lil Yachty.
Alors certes, Timbaland n’est pas le premier à incorporer de la flûte dans ses morceaux. Rien qu’en écoutant des classiques hip-hop tels que “Paid In Full” d’Eric B. & Rakim…
Ou “Watch Out Now” de The Beatnuts, on s’aperçoit que l’instrument est ancré depuis de longues années dans le répertoire des beatmakers.
Certes, la déferlante de flûtes de 2017 (même si Migos ou Gucci Mane, grâce au producteur Zaytoven, l’avaient déjà exploitée après 2010) est sans comparaison, ne serait-ce que par le nombre d’exemples disponibles. Mais Timbaland est probablement celui qui est le mieux parvenu à jouer avec ce son, en utilisant les gammes musicales de pays que nous connaissons moins, pour nous induire en erreur. Il faut le faire, car entendre une mélodie colombienne et se dire qu’elle servira à donner une atmosphère indienne à un de ses morceaux relève du génie. Ça tombe bien, Timbaland peut prétendre à ce titre.