Au milieu de la pièce, un lit taché de sang et une carte qui pointe les différents lieux où Artemisia Gentileschi a été violée. Émanant de haut-parleurs et jouée par une comédienne, une retranscription du procès de la peintre “restitue le viol de l’artiste dans ses moindres détails”, décrit Hyperallergic. Cette mise en scène morbide fait partie de l’exposition “Artemisia Gentileschi : courage et passion” au Palazzo Ducale de Gênes, qui a été épinglé par nombre de critiques pour son traitement du viol subi par l’artiste italienne de la Renaissance.
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Ce viol fait partie intégrante de l’œuvre de la peintre, qui a traité de ce traumatisme dans nombre de toiles remises en lumière depuis une petite poignée d’années, en même temps que se libérait la parole autour des violences sexuelles et sexistes. L’emphase théâtrale posée sur ce traumatisme par les curateur·rice·s de l’exposition génoise a cependant dérangé de nombreuses personnes ayant visité l’exposition. Plus de 4 000 d’entre elles ont décidé de signer une lettre ouverte adressée au musée, demandant “le démantèlement de la ‘salle du viol”” ainsi que “le retrait des gadgets ornés de citations du violeur Agostino Tassi et du livre At Night You Make Me Go Crazy: Erotic Acts of Agostino Tassi, Painter [écrit par Pietrangelo Buttafuoco] dans la boutique du musée“.
Parmi les “gadgets” disponibles à la boutique, on retrouvait des objets marqués de la phrase “Io del mio mal ministro fui” (“Je suis le ministre de mon mal”), mettant en avant l’agresseur et transformant un traumatisme en blague de fin d’exposition. Des œuvres d’Agostino Tassi étaient également présentées dans cette exposition consacrée à sa victime. Les signataires concluaient leur demande en rappelant la nécessité d’ouvrir des “dialogues autour des récits de genres sur l’histoire de l’art”.
Le musée n’a pas pris en compte ces demandes, ce qui a poussé le groupe militant Bruciamo Tutto à infiltrer le bâtiment pour une action spéciale. Le vendredi 29 mars à 23 heures 30, les activistes ont pénétré dans le musée, ont apposé les empreintes de leurs mains avec de la peinture rouge et ont recouvert de tissus les toiles d’Agostino Tassi. “On ne supporte pas le fait que les peintures du violeur d’Artemisia soient accrochées à côté des siennes”, a partagé une des manifestantes, relate Hyperallergic. L’action ne visait pas seulement le traitement du travail de la peintre, elle servait également à mettre en lumière les violences domestiques, sexuelles et sexistes et les nombreux féminicides (plus de cent meurtres en 2023, rapporte CNN) commis en Italie.
Artemisia Gentileschi, porte-parole des violences sexuelles et sexistes
Plus de 370 ans après sa mort, la peintre Artemisia Gentileschi fait l’objet d’attentions particulières, reflet de la résurgence récente que connaît son travail, notamment la portée sociale et militante qu’elle peut revêtir puisqu’un de ses tableaux les plus célèbres traite de son viol. Ce n’est qu’en 2023 que la toile en question, Suzanne et les Vieillards, lui a été officiellement attribuée, après une centaine d’années passée dans une réserve du Hampton Court Palace, ancienne demeure du roi Henry VIII, jusqu’à ce qu’il en soit sorti en 2018 et qu’une équipe se mette à le restaurer et à questionner son attribution, jusque-là imputée à L’École française.
L’œuvre est datée de la fin des années 1630, période pendant laquelle Artemisia Gentileschi vivait à Naples, après avoir quitté Rome, Venise et Florence et après avoir gagné le procès qui l’opposait à son violeur et ancien mentor artistique. Le peintre Agostino Tassi, aidé d’un autre homme, avait violé l’artiste, âgée de 18 ans au moment des faits, alors que le duo travaillait sur des fresques. Témoin directe de cet événement traumatique, une amie d’Artemisia Gentileschi avait refusé de lui porter secours.
Pour “rétablir son honneur”, Agostino Tassi promet d’épouser Artemisia Gentileschi, promesse qu’il n’a jamais tenue et qui a convaincu le père de la jeune artiste de lui intenter un procès. Lors du procès, la peintre a dû subir un examen gynécologique pour prouver qu’elle n’était plus vierge. “N’importe qui aurait été brisé par cette expérience. Mais Artemisia a rebondi”, analysait Elizabeth Wicks plus tôt dans l’année auprès du Guardian. Artemisia Gentileschi est devenue l’une des peintres les plus influentes de sa génération, travaillant pour une clientèle internationale et pour la cour du roi d’Angleterre Charles Ier à une époque où les artistes femmes étaient bien rares et négligées.
Forte de son caractère et de son art, Artemisia Gentileschi a traité de son viol dans ses œuvres, qu’il s’agisse d’un autoportrait nu intitulé Allégorie d’inclinaison et au travers des histoires d’autres femmes, à l’instar de son Judith décapitant Holopherne ou, ici, de Suzanne harcelée par des vieillards. Mettre en avant le travail d’une survivante de violences aide à libérer la parole, mais encore faut-il savoir traiter le sujet.