À l’heure où l’on reproche à l’industrie mainstream de la pornographie d’être à la fois raciste et sexiste, une alternative au genre émerge de plus en plus : le porno féministe. Celui-ci vise à donner une image plus diversifiée, plus humaine et plus égalitaire de la sexualité.
À voir aussi sur Konbini
Dans l’imaginaire collectif, la pornographie n’est regardée que par des obsédés ou des jeunes garçons curieux et démunis de toute expérience sexuelle. Jusqu’à encore récemment, elle était produite pour les hommes et par les hommes, et les femmes étaient réduites à des objets sexuels, posés là pour satisfaire les fantasmes des mâles. Fort heureusement, les choses ont évolué aujourd’hui, et la pornographie s’est peu à peu diversifiée, notamment avec l’arrivée de l’alt porn (ou porno alternatif) depuis les années 1990. L’alt porn est à la pornographie, ce que le rock indé est à la musique : une contre-culture qui s’oppose à une industrie puissante, aux codes surdéfinis et quasi immuables.
Désormais, le porno s’ouvre à tous les goûts, les sexes, les genres, les orientations, les fantasmes et les fétichismes possibles. Au sein même de ce mouvement, un porno diversifié, prônant l’égalité entre tous les genres tend à se développer : le porno féministe, qui vient remettre en question l’industrie mainstream et sa vision patriarcale du sexe.
Le porno féministe, c’est quoi ?
Erika Lust est une éminente réalisatrice de porno féministe suédoise, qui a fondé sa boîte de production, Lust Cinema, en 2010. Elle travaille dans la pornographie depuis plusieurs années maintenant et son engagement pour la cause des femmes et pour un porno plus égalitaire lui a permis de se forger une réputation qui n’est plus à faire. Elle a même animé une conférence TED à Vienne (Autriche), en 2014. Contactée par Konbini, elle nous donne sa définition du porno féministe, simple et limpide :
“Il s’agit de traiter tous les gens concernés sur un tournage comme des êtres humains, être attentif à leur besoin, à leurs requêtes et à leurs émotions, les payer justement, et leur fournir un environnement et des conditions de travail agréables.”
Des figures du porno féministe, on en compte déjà quelques-unes : évidemment il y a Erika Lust, mais aussi la réalisatrice et actrice française Lucie Blush, ou encore la boîte de production allemande Ersties. Ces trois noms sont issus de la dernière génération de création du porno féministe, car avant eux, il y avait notamment la féministe pro-sexe française Ovidie, l’icône américaine du X féministe disparue en 2015, Candida Royalle, ainsi que la New-Yorkaise Maria Beatty, vue comme une cinéaste expérimentale qui s’est toujours focalisée sur le plaisir féminin à l’écran.
À la fois réalisatrice et actrice, Lucie Blush a commencé sa carrière à 25 ans. Elle a d’ailleurs travaillé chez Lust Cinema avant de lancer son propre studio, Lucie Makes Porn, il y a trois ans. Elle nous raconte ses méthodes de travail :
“Ma démarche est féministe dans la mesure où je fais tout moi-même. C’est moi qui écris les règles, je suis totalement libre et j’ai décidé de faire du porno en privilégiant toute la phase de préproduction : parler avec les acteurs, les mettre à l’aise, faire en sorte que tout le monde s’amuse, et qu’une belle connexion se passe sur le tournage.”
Le porno féministe n’est donc ni un tag, ni une catégorie de films, comme peuvent l’être l’amateur ou le BDSM. Il est véritablement question d’égalité, de respect et de communication entre ceux qui se trouvent devant et derrière la caméra. Par exemple, Lucie Blush nous explique que ses comédiens ne sont pas payés selon leur genre ou le type de porno qu’ils s’apprêtent à faire, mais en fonction de leur expérience et de leur réputation.
Chargement du twitt...
La réalisatrice de 28 ans nous confie d’ailleurs qu’il lui arrive régulièrement de recruter des actrices issues du milieu mainstream, fatiguées des tournages où seuls les hommes ont leur mot à dire. “Elles en ont marre, affirme-t-elle. Elles sont souvent traitées comme des putains, elles ne sont jamais écoutées et n’osent pas prendre la parole pendant l’action.”
Le porno féministe n’impose pas aux acteurs, et surtout pas aux actrices, des pratiques qui ne figurent pas sur leur contrat, contrairement à certaines boîtes de productions mainstream. D’après les témoignages qu’a recueillis Lucie, il arrive très souvent que des filles se retrouvent à subir des pratiques sexuelles, sans qu’on leur ait demandé leur accord au moment de la préproduction.
Du porno pour tous
Bien entendu, le porno féministe est lié à une volonté de diversifier un porno trop hétéro-phallocentré. Comme l’explique Erika Lust :
“L’industrie du X est dominée par un certain regard masculin avec la même vision du sexe : celui d’hommes blancs, entre deux âges, machos, obsédés par les seins et les culs, et qui sont seulement capable de réaliser des scènes de sexe répétitives et dénuées d’émotion, juste parce qu’ils possèdent une intelligence sexuelle très réduite.”
Pour beaucoup de femmes, regarder un film mainstream revient à observer une actrice satisfaire les besoins d’un homme, laissant peu de place à son plaisir à elle. Par exemple, le schéma classique de ce type de vidéo se résume au combo “cunilingus, pipe, pénétration, éjaculation”, sachant qu’en général, le préliminaire féminin dure beaucoup moins de temps que les autres actes. Cet enchaînement mécanique a de quoi lasser tout le monde, tant les garçons que les filles, et c’est pour cette raison que le porno féministe n’a rien d’un produit seulement destiné à un public féminin.
Sur son blog, We Love Good Sex, qu’elle tient depuis plusieurs années, Lucie Blush constate qu’autant d’hommes que de femmes consultent ses vidéos. Pour elle, son porno ne répond pas à une demande exclusivement féminine, loin de là.
On entend déjà certains sceptiques se demander, alors, pourquoi de nombreux films de réalisateurs et réalisatrices féministes sont rangés dans la catégorie “female friendly” (pour les femmes en français) sur Pornhub ou YouPorn. La raison est simple : les industries mainstream ont constaté que les hommes ne détenaient plus le monopole du porno dans l’audience, et elles ont tenté de s’adapter à cette évolution. Ont alors commencé à pulluler sur le Net des vidéos taguées “for women”, conçues dans l’optique de plaire aux femmes. Comme les films d’action, soi-disant pour les garçons, et les comédies romantiques, prétendument destinées aux filles, le porno dit “pour femmes” véhicule des idées reçues sur la façon dont la gent féminine voit le sexe : doux et romantique. Et ça, ça ne plaît pas à Erika Lust :
“Le mythe sur le porno genré existe. Au début de ma carrière, c’était assez hilarant de voir que des gens de l’industrie refusaient mes films en me disant qu’ils faisaient déjà dans le porno pour femmes. Ils parlaient de ces productions réalisées par des mecs qui pensent qu’il faut des roses et des draps en satin pour que les femmes aient des orgasmes. C’est complètement absurde !”
Le porno féministe possède tout le potentiel pour plaire aux hommes, de même que le genre mainstream peut convenir aux femmes. Et pour cause : “Les fantasmes et la sexualité ne sont pas définis selon le genre,” martèle Erika Lust. La réalisatrice suédoise, basée en Espagne, a elle-même déjà tourné des séries de vidéos de type hardcore, anal, ou encore BDSM (An Appointement With My Master ou Dominate Me). Le porno féministe gay et lesbien est aussi très courant. Lucie Blush en a déjà réalisé, Naked par exemple, mais aussi produit certains dont Thank You, du jeune réalisateur basé à Barcelone, Noel Alejandro.
D’ailleurs, “beaucoup d’hommes regardent du porno féministe,” confirme Carlyle Jansen, qui sait de quoi elle parle. Éducatrice et conseillère en sexualité, elle anime des ateliers organisés par Good For Her, un sex-shop basé à Toronto, également à l’origine des Feminist Porn Awards. Cette cérémonie annuelle existe depuis 2006 et récompense les meilleurs films féministes, dans plusieurs catégories. Carlyle Jansen poursuit : “Les hommes aussi recherchent des alternatives, et apprécient le style différent que peut offrir le porno féministe.”
Pornographique ou érotique ?
Un style différent, d’accord. Mais encore ? Chaque réalisateur et chaque boîte de production qui se revendique féministe possède sa propre identité mais tous défendent trois grandes valeurs : premièrement, le plaisir consensuel et consenti ; deuxièmement, la diversité des points de vue et, troisièmement, l’identification plus réelle et plus forte du spectateur. “Les histoires que je raconte sont compréhensibles, et les spectateurs peuvent s’y retrouver, insiste Erika Lust. Dans mes films, je veux toujours répondre la question : pourquoi ces gens couchent-ils ensemble ?”
Au lieu de dépeindre des situations réductrices à la fois pour les hommes et pour les femmes (des infirmières en chaleur, des plombiers au manche intimidant, des orgasmes exagérés, des éjaculations abondantes… Bref, les exemples ne manquent pas), la démarche des films X féministes tend à présenter une sexualité plus réaliste, moins spectaculaire, mais tout aussi excitante, puisqu’elle est à portée de main.
Par exemple, Erika Lust s’amuse à diversifier les situations mises en scène dans ses films, tantôt très réalistes, tantôt complètement fantasmatiques : il peut s’agir d’un couple marié qui range la chambre de sa fille avant de s’envoyer en l’air ou alors, à l’inverse, d’un focus sur un homme et une femme, tous deux mystérieux, qui expérimentent l’art de la fessée dans le cadre très léché d’un salon baroque. Ces deux vidéos existent et reflètent deux fantasmes, en s’adressant à des spectateurs aux profils très différents.
Pour Lucie Blush, le porno fémininiste apporte quelque chose de plus sincère. Elle raconte :
“C’est plus chaud, plus intime et plus excitant, je pense. C’est pas juste une suite de positions, tu ressens plus de choses. Les acteurs sont des gens qui veulent exprimer quelque chose de vrai, c’est l’occasion de montrer leurs fantasmes, ce qui les touche vraiment. J’espère que ceux qui regardent mes films y repensent plus tard, que ça leur donne des idées et qu’ils essayent d’expérimenter des choses avec leurs mecs ou leurs meufs.”
La jeune réalisatrice française veut proposer autre chose que du porno qu’elle qualifie de “mécanique”. Moins de gros plans sur des organes génitaux, des points de vue impartiaux vis à vis du genre, une valorisation des corps différents, loin des standards auxquels nous avons tous été habitués (via la publicité, le cinéma…), contrairement au porno hétérosexuel classique où les visages et les corps des actrices sont clairement mis en avant tandis que ceux des acteurs sont absents dans presque tous les plans. À ce niveau-là, Carlyle Jansen a des reproches à faire à l’industrie mainstream :
“Elle ne reflète ni la diversité des corps, ni les plaisirs, ni les sexualités de la vraie vie. Certains peuvent se sentir mal représentés, voire insultés dans la façon dont leur sexualité, leurs corps et leur identités sont montrés.”
La conseillère de Good For Her parle notamment du porno lesbien qui existe plus pour assouvir le fameux fantasme des deux filles hétéros qui veulent explorer de nouveaux plaisirs. Explorer la sexualité n’est pas un mal, au contraire, mais la façon dont sont mises en scène les homosexuelles dans le porno courant est souvent en total décalage avec la réalité. Dans une vidéo de la chaîne YouTube Wickydkewl mise en ligne en 2013, on pouvait voir des jeunes filles homosexuelles réagir face à du porno lesbien traditionnel :
Le malaise est palpable. Certaines rient, d’autres sont perplexes. “La plupart des lesbiennes ne pourraient pas supporter ce genre de pénétration,” dit l’une d’entre elles, devant ces images.
En bref, le porno féministe met en valeur les humains et l’alchimie, plutôt que l’acte et le physique. Il démolit les clichés et ça fait du bien.
Le porno mainstream à détruire ?
Le mainstream n’est pas un porno honteux. D’ailleurs, si l’on en croit le discours de Lucie Blush, on trouve des grosses boîtes de production qui font du bon porno sans abuser d’idées et de pratiques sexistes. Elle souligne d’ailleurs :
“Ce n’est pas le porno mainstream qui est à blâmer, ce sont les mauvaises méthodes de travail, les jobs mal payés, les producteurs qui ne sont pas clairs avec les actrices et qui ne leur donnent pas le choix de dire non.”
“On peut être féministe et aimer le porno mainstream, moi-même j’en regarde,” nous assure-t-elle. Même les Feminist Porn Awards ont déjà récompensé des films mainstream, affirme de son côté Carlyle Jansen : “Tout le monde fait ses propres choix selon ses désirs et les options à sa portée. Il arrive que parfois, nos fantasmes ne collent pas exactement avec nos opinions politiques. Et tout le porno mainstream n’est pas mauvais ou non- féministe.”
En réalité, l’industrie mainstream puise nombre de ses défauts dans une société qui a encore des problèmes avec la sexualité de la femme, et dans un système qui ne favorise pas les minorités ethniques, de genre ou d’orientation sexuelle. Des tabous persistent, même dans le milieu du porno, qu’on imagine, à tort, très ouvert d’esprit.
Le porno féministe fait bien plus que d’apporter un regard frais et de la diversité dans le cinéma X. Beaucoup de représentants du genre sont loin d’exercer leur métier pour des raisons politiques, leur aspiration se limite parfois simplement à procurer une autre forme de plaisir, pour une part de la population mise de côté.
En proposant de véritables alternatives au tout-puissant porno mainstream, les auteur-e-s de porno féministe ouvrent de nouvelles perspectives sur l’égalité des sexes et la représentation de tous. Une avancée minime, dans un univers bien particulier, certes, mais une avancée tout de même. Importante et nécessaire.