“Je fais rarement de compromis”, confie d’emblée Agnieszka Holland dans un français ultra-maîtrisé qui laisse toutefois deviner ses origines polonaises. En près de 45 ans de carrière, la cinéaste a conquis le monde du cinéma et des séries.
Nommée trois fois aux Oscars et récompensée d’un Golden Globe en 1991 pour Europa, Europa, Agnieszka Holland mène une carrière internationale qui lui permet aujourd’hui de partager sa vie entre son pays natal, la Pologne, où elle mène ses affaires publiques, la France, où elle s’est confinée dans sa maison en Bretagne, et les États-Unis, sa résidence principale.
Ce triangle géographique l’encourage à voyager entre différents festivals pour y présenter ses films. Actuellement en France, elle est cette année la lauréate du prix Femme de cinéma Sisley/Les Arcs qui récompense une réalisatrice engagée et emblématique du cinéma indépendant européen. Au cours du festival, elle présentera son dernier film Le Procès de l’herboriste, biopic sur Jan Mikolášek qui a consacré sa vie à soigner les patients affluant des quatre coins d’Europe. Victime de sa popularité, l’herboriste s’est retrouvé dans le viseur du gouvernement communiste, privé de la liberté d’exercer son métier.
Après L’Ombre de Staline, présenté en compétition officielle à la Berlinale, Agnieszka Holland revient avec sa fascination pour les personnages au destin scellé, qui ont un prix à payer. Connue pour ses thématiques politiques, cette fille d’intellectuels est aussi réputée pour ses engagements et ses discours sur la tolérance et la diversité. Retour sur son parcours monstrueux.
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“C’est bien, pour une femme”
Consciente qu’elle dessine très bien, Agnieszka Holland se rêve d’abord peintre. Mais à l’adolescence, elle remet en question ses plans professionnels à cause d’une réflexion maladroite d’un garçon qui, inconsciemment, lui fera abandonner les pinceaux pour se munir d’une caméra :
“À 15 ans, j’ai rencontré un jeune peintre très doué pour son âge. Il ne vivait que pour la peinture, il n’allait même pas à l’école car il avait un suivi spécial. Quand je lui ai montré mes dessins, il les a regardés très lentement et avec beaucoup d’intérêt pendant 40 minutes. Puis il a dit : ‘Oui c’est pas mal, pour une femme.’
Je me souviens que ça m’a beaucoup blessée mais qu’en même temps, c’était un peu révélateur. J’ai compris qu’il avait raison : la peinture était un hobby mais je n’y exprimais pas totalement ma créativité. J’ai commencé à analyser mes besoins et ma personnalité. En m’apercevant que j’aimais raconter des histoires depuis toute petite et que j’aimais bien avoir le pouvoir et dire aux gens quoi faire, j’ai compris que c’était le métier de metteuse en scène au cinéma qui me correspondait.”
Avec cette prise de conscience, Agnieszka Holland a commencé à regarder tous les films qui étaient distribués à Varsovie, des ciné-clubs aux ambassades qui montraient des films gratuitement en passant par la Cinémathèque. Se découvrant un appétit féroce pour la cinéphilie malgré la censure du pays, elle se souvient de cette époque avec nostalgie :
“J’ai justement retrouvé il y a peu de temps un carnet datant des années 1965, dans lequel je faisais la liste de mes films préférés. Je pouvais compter 225 films préférés. Aujourd’hui, si j’en trouve 2 ou 3, je suis contente.”
Du “printemps de Prague” à Hollywood
Face à la Pologne communiste et de plus en plus antisémite qui se dessine devant ses yeux, elle décide d’aller étudier le cinéma à Prague immédiatement après l’obtention de son bac. De l’autre côté de la frontière, la FAMU n’est pas surveillée par le gouvernement. Le cinéma tchèque est d’ailleurs à son apogée, y règnent alors en maître Milos Forman ou Ivan Passer, eux aussi élèves de cette prestigieuse école de cinéma. Loin du foyer familial, l’étudiante polonaise assiste à une explosion de la créativité :
“Pendant que j’étais en deuxième année, il y a eu le printemps de Prague puis l’intervention soviétique, le temps des protestations (où j’étais très active d’ailleurs) et le temps de la normalisation, c’est-à-dire la conformité de la société de la résignation. Toute cette effervescence a été une expérience formatrice pour moi. C’était une période d’initiation artistique, sociale, politique et aussi personnelle car je me suis mariée là-bas. Je pensais rester en Tchécoslovaquie mais la situation est devenue invivable. Pendant vingt ans, le pays a été extrêmement contrôlé par le régime.”
De retour dans une Pologne assouplie, elle baigne dans un milieu de cinéastes qui commence à se consolider en revendiquant la lutte pour la liberté d’expression. Parmi eux ? Son ami le plus proche Krzysztof Kieslowski, derrière la trilogie de Trois Couleurs, et Andrzej Wajda, le cinéaste ovationné pour Cendres et Diamant et à qui Agnieska Holland prêtera sa plume pour les scénarios de Sans anesthésie et Danton. Au-delà de leur collaboration, Andrzej Wajda jouera un rôle clé dans la carrière de la réalisatrice puisqu’il deviendra son producteur et son protecteur :
“Quand les autorités communistes ont voulu bloquer mes films, il m’a toujours défendue et m’a même proposé de m’adopter pour me donner son nom et me protéger. On est devenus amis, malgré la différence d’âge. Il m’a beaucoup épaulée pour que mes projets se concrétisent et nous avons finalement réussi à outrepasser la résistance des autorités.”
Bien entourée dans son pays, en 1977, la Polonaise sort Screens Test, son premier film au cinéma. Après cette romance coréalisée avec Jerzy Domaradzki et Paweł Kędzierski, la cinéaste se lance en solo avec Acteurs provinciaux, acclamé au Festival de Cannes qui lui remet de Prix de la critique, puis dans le monde entier. Sa place est faite dans l’industrie, déjà largement dominée par des hommes :
“Je me souviens, quand j’ai commencé à faire des films, les critiques et mes collègues disaient : ‘Agnieszka, c’est la seule qui porte les couleurs de la Pologne mais elle est comme un mec’. D’abord, je l’ai pris comme un compliment et après je me suis dit : ‘Putain ce n’est pas vrai, je suis différente. Mon expérience humaine est différente, parce que je suis femme.’ C’est là que j’ai commencé à prendre une certaine conscience féministe. À l’époque, on ne pensait pas au genre, on était surtout très soudés contre l’oppression des autorités et du régime qui a constamment essayé de nous priver de nos libertés. Il n’y avait pas de guerre des sexes car il y avait la guerre du régime.”
Puis en 1990, le succès d’Europa, Europa apporte une nouvelle dimension à la carrière internationale d’Agnieszka Holland. Nommée aux Oscars pour le Meilleur film étranger, elle pose un pied à Hollywood, croulant sous les propositions et y laissera définitivement son empreinte. Elle déménage à Los Angeles au début des années 1990 et adapte le Jardin secret, un livre pour enfants :
“Quand j’ai fait ce film, j’ai vécu tous les pièges qu’on peut rencontrer avec un grand studio américain, qu’était la Warner. Mais je peux te dire que j’ai gagné, que j’ai fait très peu de compromis. Je voulais commencer par un film où j’étais plus forte que mes producteurs afin de garder ma liberté et mon intégrité.
Le processus était un peu douloureux mais j’ai compris qu’il était préférable de faire des films en dehors des gros studios ou, du moins, relativement bon marché. Moins les studios nous donnent d’argent, plus nous avons de liberté. C’était ma politique. “
© Leonardo DiCaprio dans Rimbaud Verlaine
Progressiste et avant-gardiste
Biopics, films historiques, drames, films fantastiques… Agnieszka Holland enchaîne les films et se bâtit une carrière singulière et avant-gardiste. Si à Hollywood, elle est l’une des premières réalisatrices à offrir un premier beau rôle à Leonardo DiCaprio dans Rimbaud Verlaine – le seul où on le verra jouer un homosexuel avant de devenir le sex-symbol qui doit plaire à la ménagère de 40 ans –, elle est aussi l’une des premières cinéastes à s’intéresser aux séries.
Si David Fincher, Martin Scorsese, Damien Chazelle, David Lynch et autres cinéastes dans l’ère du temps ont compris que la série est un format qui plaît au public, Agnieszka Holland a été l’une des premières à saisir l’enjeu de ce type de narration, plus moderne et progressiste, à son image :
“Personnellement, j’étais avant-gardiste en comprenant que c’était un domaine fascinant. À l’époque, les cinéastes snobaient les séries. Ils s’y sont intéressés d’abord en Amérique, comme Quentin Tarantino avec un épisode d’Urgences, l’une des premières séries intéressantes. Maintenant, elles sont banalisées et on estime que c’est normal de travailler sur des séries. La série est devenue victime de son succès.”
Aux côtés du showrunner David Simon – qu’on ne présente plus –, elle fait ses armes sur le petit écran de The Wire à Treme jusqu’à House of Cards. En participant aux séries cultes qui scrutent l’Amérique contemporaine, elle voyage entre satisfaction créative et exercices stylistiques. Si la pandémie l’a obligée à abandonner une série pour la plateforme d’Apple, Agnieszka Holland continue ses projets en espérant voir plus de femmes briller dans l’industrie :
“Quand j’ai commencé à travailler dans l’industrie, il n’y avait pas de beaucoup de femmes réalisatrices issues de ma génération, peut-être 7 ou 9 % maximum. Avec #MeToo, le public comme l’industrie ont pris conscience que la moitié de l’humanité était exprimée à travers seulement 7 % de la narration audiovisuelle. J’attends le changement. Les femmes attendent que l’on représente leur point de vue.”
En recevant le prix Femme de cinéma du festival des Arcs, qui se tient du 12 au 26 décembre, la réalisatrice devient l’emblème du cinéma indépendant européen et un exemple pour toutes les cinéastes.