Les accords de guitare familiers de Ry Cooder, la terre ocre du désert texan, une casquette rouge et poussiéreuse : on relance une nouvelle fois Paris, Texas et l’émotion est à la fois instantanée et invariable. Mais l’affection que l’on porte au film, elle, grandit chaque année un peu plus tant le long-métrage cristallise à la façon d’une règle de trois les obsessions de Wim Wenders.
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Des obsessions que l’on aime nous aussi voir au cinéma et que sa filmographie égraine au fur et à mesure qu’on la découvre, pour trouver leur meilleure caisse de résonance en ce film vers lequel on ne cesse de revenir.
Le voyage mais surtout la déambulation
En 1983, Wim Wenders, jeune cinéaste allemand, a 38 ans et habite à Los Angeles après une vie à rêver d’Amérique. Dix ans avant, il réalisait Alice dans les villes puis bouclait un road trip américain en solitaire et tombait amoureux de ce grand Ouest, engrangeant toute une iconographie américaine qui se matérialisera une décennie plus tard dans Paris, Texas. Malgré le chef-d’œuvre que cette imagerie a servi à construire, le réalisateur regrette aujourd’hui d’avoir “contribué à cette inflation d’images de l’Ouest américain, qui souffrent maintenant de leur surexposition.”
Juste avant la publication de son recueil de nouvelles Motel Chronicles, Sam Shepard, auteur et déjà acteur, notamment pour Terrence Malick dans Les Moissons du ciel, envoie le manuscrit à son ami Wim Wenders qui veut l’adapter pour en faire son premier grand film américain façon road trip, après avoir filmé Philip et la petite Alice dans leur voyage européen, entre Amsterdam et l’Allemagne, dans Alice dans les villes.
Wenders rêve d’un nouveau road-movie des États-Unis au Canada mais Shepard le confine au Texas qui selon lui, résume toute l’Amérique. Wenders restera donc dans l’État texan, avec un petit détour par la Californie avant de repartir pour Houston mais en grand voyageur, il ne pourra s’empêcher de construire un pont avec ses origines européennes par le titre de son film, Paris, Texas, nous faisant croire à un long périple qui ne sera pas. Tant mieux, car si Wim Wenders sait filmer le voyage, c’est surtout dans l’art de la déambulation urbaine qu’il excelle, une nouvelle fois mise à l’épreuve dans les promenades tokyoïtes d’Hirayama dans son dernier et poétique long-métrage, Perfect Days.
Peinture, Polaroïds et super 8
La passion qu’a Wim Wenders pour l’image remonte bien avant le début de sa carrière de cinéaste et jamais il ne quittait son appareil photo, accumulant des centaines de Polaroïds qui documentaient son quotidien, ses voyages et ses amis célèbres des années 1960 aux années 1980. Les couleurs et les personnages perpétuellement en mouvement, au centre d’une multitude de lignes de fuite qui quadrillent la mise en scène de Paris, Texas, sont autant de témoins de son regard photographique.
Cette obsession pour la capture de l’instant s’est évidemment incarnée dans le personnage de Philip Winter, le journaliste d’Alice dans la ville qui préfère photographier les villes et ses rencontres que gratter du papier mais c’est également un cliché corné et jauni qui guide et accompagne la quête de Travis et constitue sa seule possession matérielle et le socle de tous ses souvenirs, ses projections et ses espoirs, un peu à la manière de Wenders qui possède sa vie imprimée sur papier photo.
(© Tamasa Distribution)
Si à l’échelle de l’immensité des États-Unis, le road trip de Travis patine un peu, visuellement, on voyage, passant d’un décor de western à un tableau d’Edward Hopper dont la peinture a aussi imprégné les premiers films allemands de Wim Wenders. Les intérieurs aux ambiances verdâtres des maisons et des hôtels de Paris, Texas sont directement hérités de la palette de couleurs du peintre et surtout, Wenders rend hommage à son observation obsessionnelle du monde à travers des vitres et vitrines par une multitude de personnages tristes, seuls ou songeurs qui peuplent les peintures de Hopper dans la scène principale de son film.
À l’issue de sa quête, Travis retrouvera Jane, l’amour de sa vie, dans la cabine d’un peep show, à travers une vitre sans tain, après que l’on a découvert son beau visage à travers l’écran de la télévision familiale, dans des souvenirs gravés sur des films en super 8. Ils ne se voient pas et se parlent à travers un téléphone et ce lieu, propice aux confessions, prend aussi des airs de parloirs de prison, illustrant l’impasse dans lesquels se trouvent les ex-amants qui ne retrouveront pas et heureusement, les violences qu’il lui a fait subir étant impardonnables.
Jane s’est enfuie de sa relation, empoisonnée par la jalousie de Travis, il la retrouve enfermée dans cette cage où elle dialogue avec son propre reflet, menant ainsi une véritable introspection, comme semblent le faire presque tous les personnages du peintre américain. Dans un dernier plan plus hopperesque que jamais, le vert des intérieurs et le rouge qui a vêtu les personnages s’inversent pour finalement se confondre dans une scène de retrouvailles entre Jane et Hunter dans une chambre d’hôtel, que Travis observe de loin, à travers les fenêtres, comme un Hopper des temps modernes.
(© Tamasa Distribution)
Enfance, tendresse du regard et poésie des personnages
Wenders aime filmer et observer l’enfance et par extension, la famille, qu’il disloquait déjà dans Alice dans les villes pour en reconstruire une nouvelle, matérialisant ainsi ses idées et ses désirs qui, dix ans plus tard, feront Paris, Texas. Ici, ce sont toute une galerie d’adultes qui gravitent autour de Hunter, 7 ans, pour combler et réparer les manquements des uns et des autres, sans pour autant juger leur défaillance.
Comme toujours, Wim Wenders a su faire un film qui apaise par la sensibilité, la tendresse et la douceur du regard qu’il pose sur ses personnages. Alors que le frère de Travis, publicitaire de la classe moyenne qui vit dans la banlieue de Los Angeles, acceptant le prix de l’incessant ballet d’avions pour habiter sa médiocre villa, aurait pu incarner une forme de beauferie, dans un antagonisme facile qui aurait opposé la conformité de l’un à la liberté de l’autre pour mieux la célébrer, le cinéaste et son coscénariste ne tombent pas dans ce genre de facilités.
Face à ce frère qui a assuré la responsabilité parentale de son neveu sans poser de questions, aux côtés de sa femme qui aime cet enfant comme le sien, Travis est ce père absent qui ne nie pas son absence et n’essaie pas d’y trouver une quelconque excuse. Il est aussi ce père aimant et maladroit et cette trajectoire intime, Wim Wenders la raconte sans jugement aucun pour ses personnages qui ont vécu des événements qu’on ne nous révélera que partiellement et qui continuent de chercher leur chemin, toujours guidés par l’amour et la rédemption.
Pour nous raconter sans mot le poids du passé et de l’amour qui détruit, Wim Wenders voulait Sam Shepard pour incarner le mutique Travis. Par amour pour l’actrice Jessica Lange, ce dernier s’est fait engager auprès d’elle sur le tournage du film de Terrence Malick qui réalisait Les Moissons du ciel au même moment que Paris, Texas. Sur les conseils de Shepard, Wim Wenders s’est donc rabattu sur un second couteau qui, après une centaine de films, n’a jamais pu briller dans un premier rôle : Harry Dean Stanton, dont la vulnérabilité en plateau inonde son interprétation à l’écran.
Il avait alors 56 ans et le scénario lui prêtait une relation et un fils de presque 8 ans avec Nastassja Kinski, qui en avait alors 23, un écart scénaristiquement incohérent que l’acteur questionnait (et nous aussi). C’est Allison Anders, troisième assistante, qui rassurera l’acteur, l’aidera à s’approprier le rôle et à gagner en confiance, conservant cependant cette fragilité constitutive du personnage de Travis, irresponsable mais infiniment touchant, devenu icône par ce rôle (la légende veut que Stanton lui ait envoyé un chèque de 10 000 dollars en guise de remerciements lorsqu’elle réalisera à son tour son premier film huit ans plus tard).
Paris, Texas souffre inévitablement d’une morale aujourd’hui contestable et des biais de son époque mais continue pourtant d’encapsuler toute l’affection que l’on porte à son réalisateur et, à 40 ans, il nous foudroie toujours autant.