Par amour amical, familial ou amoureux, ils ont réalisé des choses hors du commun. Dans sa série “Par amour”, chaque semaine durant l’été, Konbini vous raconte leurs histoires. Cette semaine, on vous parle de Danielle.
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En 2005, Danielle, pétillante célibataire belge, intègre une association qui permet d’entrer en contact avec des détenus dans le couloir de la mort.
“J’étais déjà intéressée par la peine de mort, je suis tombée sur cet organisme qui m’a dit qu’il y avait beaucoup de condamnés à mort qui cherchaient des correspondants. J’ai écrit une lettre type à six personnes au départ, pour me présenter, et j’ai eu cinq réponses”, explique-t-elle à Konbini.
Très vite, les missives d’un certain Frank surnagent dans son courrier. “Quand c’était les siennes, j’avais des papillons. Bien sûr, j’avais plaisir à lire les autres, mais quand j’en recevais plusieurs, c’était toujours la sienne que j’ouvrais en premier”, se souvient-elle.
Rapidement éprise de son correspondant, elle tait d’abord ses sentiments. “Je n’ai jamais rien dit, parce que je ne voulais pas le faire fuir. On avait été très clairs l’un avec l’autre. On ne voulait rien de plus qu’une amitié”, explique-t-elle.
Sait-elle pour quels crimes Frank est derrière les barreaux ?
“Il faisait partie des Crips (un des gangs les plus violents des États-Unis). Il a grandi dans les rues, sa maman était droguée et l’a abandonné à l’âge de trois ans. Une des têtes des Crips l’a pris sous son aile.”
Un chef de gang
Lorsque ce dernier décède, Frank reprend l’antenne du gang à San Antonio au Texas. “Le gang, c’était sa famille. Il m’a expliqué ça dès le début : ‘Effectivement, j’ai tué deux personnes.’ C’était une guerre de gangs. C’était de la légitime défense”, poursuit la sexagénaire. Frank a donc été condamné à mort pour un double meurtre commis en 1994, devant une boîte de nuit de San Antonio.
Lorsque “Dani” et Frank commencent à s’écrire, ce dernier est dans le couloir de la mort depuis plusieurs années déjà. Six mois à peine après leurs premières lettres, elle décide de faire le voyage pour lui rendre visite.
“Quelques jours avant mon départ, je reçois une lettre où il me dit : ‘J’ai des sentiments amoureux pour toi, mais si tu ne ressens pas la même chose, je comprendrais et je te renverrais toutes tes lettres, parce que ce serait trop difficile pour moi de continuer à t’écrire.’ Je lui ai répondu que moi aussi, j’avais des sentiments. Mais juste avant que je parte, il y a eu un gros ouragan. Il n’avait donc pas eu ma dernière lettre quand je suis arrivée”, raconte-t-elle.
© Archives personnelles
Leur première rencontre, teintée d’incompréhension, lui a laissé un souvenir inoubliable. Il y a d’abord cette prison à haute sécurité, ô combien impressionnante, puis la première fois qu’elle croise le regard de cet homme qui redeviendra son futur mari.
“J’ai vu Frank arriver, menotté entre deux gardiens. Moi, je pensais qu’il avait eu ma lettre, donc je lui dis en anglais : ‘Bonjour, mon amour, comment vas-tu ?’ Il me regarde sans comprendre et puis me fait un grand sourire. Et c’est là qu’il m’explique que ça fait 15 jours qu’il n’a pas de courrier et la glace était rompue. C’était magique”, se souvient-elle.
Pour le meilleur et pour le pire
Elle le trouve encore plus beau en vrai qu’en photos. Selon elle, les clichés qui existent de Frank ne rendent pas justice à ses taches de rousseur. Pour le reste, les conditions de visites sont rudes. Jamais ils ne peuvent se toucher. Ils doivent toujours se parler dans des cabines, séparés par une vitre.
Grâce aux 8 000 km qui les séparent, la Belge bénéficie de “visites spéciales” lorsqu’elle se rend jusqu’au Texas pour le voir. À chaque fois, elle fait le voyage pour une dizaine de jours.
“Quand on vient de loin (plus de 250 km) le détenu a le droit à une visite spéciale. Deux fois quatre heures, le jeudi et le vendredi. Toutes les personnes qui venaient de loin essayaient de s’arranger pour que ça tombe à la fin du mois et avoir la visite spéciale du mois suivant. Et donc ça faisait 16 heures, ça, c’était super chouette, mais c’est quand même frustrant. On ne peut pas se toucher. On n’a pas d’odeur, on n’a rien. Et puis quand on quitte la visite, nous, on sort de la prison, on est dehors. Le laisser derrière, c’est très difficile.”
L’année suivante, Danielle et Frank se fiancent, un 14 février, jour de la Saint-Valentin. “On a décidé qu’on allait se marier pour le meilleur ou pour le pire et on s’est mariés le 6 juin 2006”, raconte Danielle, qui avait déjà été mariée une fois pendant 15 ans.
Pour Frank, c’est une première à laquelle il ne pourra malheureusement pas assister pour des raisons de sécurité. “Il n’était pas présent. Il avait donné le pouvoir de prendre cette décision à une personne qui me mariait. C’était assez comique. Après, je suis allée à la prison avec ma robe couleur corail”, se souvient Danielle.
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Deux ans sans se voir
Dans le couloir de la mort, Frank n’a le droit de recevoir que des livres. Mais il n’en démord pas, il veut son alliance. Face à l’insistance de son époux, Danielle consent à la faire rentrer illégalement dans la prison. Elle se retrouve ainsi, en plein milieu de la nuit, dans un supermarché, à faire passer la bague à des gardiennes, moyennant une certaine somme d’argent.
Cet acte de romantisme leur coûtera très cher. Frank finit par se faire attraper la bague au doigt. La sentence sera brutale : ils auront interdiction de se voir pendant deux ans.
“Au départ, on nous a dit que c’était pour 6 mois. Chaque fois, après les 6 mois, il fallait refaire une demande qui était refusée”, explique Danielle qui avait déménagé au Texas au moment de cet incident.
Résignée, elle rentre en Belgique au bout d’un an. Frank sera exécuté quelques mois après que le couple a finalement récupéré son droit de visite. La veille de son exécution, il a écrit un poème : “My wife, my life” (“Ma femme, ma vie”). “J’ai pu encore lui rendre visite jusqu’à midi le jour même. Je lui ai dit que je l’aimais et qu’on se verrait le lundi, mais il n’y a jamais eu de lundi.”
Malgré les réticences de Frank, elle insiste pour assister à l’exécution. Elle verra donc son mari mourir sous ses yeux. “Malgré tout, on espérait encore. Ça s’est déjà fait plusieurs fois ; des condamnés à mort qui sont sur la civière et le gouverneur arrête l’exécution”, explique-t-elle.
Mort sous ses yeux
Pour comprendre ce qu’elle a vécu, il faut s’imaginer Danielle dans une petite pièce, encore séparée de son mari par une vitre. Il est à un mètre d’elle, ligoté sur une civière, une aiguille plantée dans chaque bras.
“Il a prononcé ses dernières paroles. Il a dit : ‘Merci à ma femme pour l’amour que tu m’as donné et d’avoir été là, de m’avoir soutenu’. Il a remercié d’autres personnes, puis il a dit : ‘Ça y est, je suis prêt’. Si j’avais pu, je serais allée sur la civière à sa place”, raconte-t-elle.
Pendant tout le temps de son agonie, elle le voit et il peut la voir. Danielle a même entendu les râles jusqu’à l’arrêt du cœur, à travers le micro resté branché. En tout, une dizaine de minutes de “barbarie”, selon elle.
“La première et la dernière fois que j’ai pris Frank dans mes bras, c’était après son exécution. On m’aurait dit auparavant : ‘Tu vas enlacer une personne décédée’, je ne l’aurais pas cru. Mais là, oui, j’avais ce besoin de le toucher parce que c’était 30 minutes après sa mort, donc il était encore chaud. Je l’ai serré dans mes bras et je pleurais, je pleurais, je pleurais”, ajoute-t-elle.
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Sa reconstruction prendra trois ans. “Ça a été hyper-difficile. Je suis allée deux fois en Mauritanie, faire une retraite dans le désert avec un accompagnement psychologique pour pouvoir faire mon deuil, parce que je n’y arrivais pas, pour moi, c’était un meurtre légalisé. C’est l’État du Texas qui l’a tué.”
Après le deuil
Lorsque Danielle égraine ses souvenirs, on ne peut s’empêcher de se demander : a-t-elle songé à abandonner ? “Moi, je n’y ai jamais pensé, mais à un moment donné, quand on a perdu nos visites, Frank m’a dit ‘Si c’est trop dur pour toi, je comprendrai.’ J’ai dit : ‘Non, je me suis mariée avec toi pour le meilleur et pour le pire.’“
13 ans plus tard, elle affirme s’être remise, que Frank ne lui manque plus comme avant. De lui, elle garde le souvenir d’un homme avec qui elle a partagé une complicité sans pareil. “On pouvait se dire tout ce qu’on voulait. Ça m’a apporté des choses que jamais je n’avais vécues avec un homme à l’extérieur, même s’il n’y avait pas de sexe, on faisait l’amour sur papier.”
Frank, c’est sa plus grande histoire. Si elle n’a pas retrouvé l’amour depuis, elle affirme qu’elle garde le cœur ouvert. “Il m’apportait un réconfort, une plénitude. Attention, peut-être que si la vie nous avait donné la chance de vivre ensemble, peut-être que ça n’aurait pas fonctionné. On ne saura jamais”, conclut-elle, lucide.
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