Depuis bientôt vingt ans, l’industrie hollywoodienne est au summum de sa persistance à vouloir franchiser à tour de bras avec une recette et un univers visuel reproduits à l’infini. Dans ce cadre, voir un blockbuster tenter de sortir des sentiers battus peut rassurer concernant la santé créative de l’autre côté de l’Atlantique.
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Le récent Dune de Denis Villeneuve, si imposant et si froid, a pu décontenancer. Du côté des comics, Joker a semblé tracer une nouvelle route, celle de DC continuant à se différencier des films colorés de Marvel, près de dix ans après une trilogie de Christopher Nolan qui aura marqué les esprits mais, surtout, intimidé ses héritiers.
C’est à ce moment-là que le projet foncièrement casse-gueule de Matt Reeves a débarqué, celui d’un film à part, comme celui de Todd Phillips, très ancré dans le réel, ne daignant pas raconter la genèse du personnage avec un nouvel acteur. Après une dizaine de films, et presque autant d’auteurs et d’interprètes cultes, était-il encore de possible raconter un nouveau Batman ? Spoiler : Matt Reeves prouve que oui, dans un geste magistral.
Un film de super-héros à part
L’une des grandes idées de Matt Reeves est d’avoir puisé dans le matériel de base, comprendre les comics. Batman est le personnage qui, avec Spider-Man, a le plus d’histoires sur papier, le plus de titres de bandes dessinées, avec des auteurs différents, des univers différents, des partis pris différents. Un Darwyn Cooke n’aura pas du tout la même approche qu’un Frank Miller, un Alan Moore ou encore un Scott Snyder.
Si Burton et Nolan se sont inspirés de certains titres, The Batman y plonge, que ce soit avec les intrigues ou avec le ton. On retrouve ainsi un prince de Gotham devant tout apprendre d’Année un, une vraie enquête policière pour le World’s Greatest Detective (un aspect qui a, pour le coup, toujours été mis de côté au cinéma), comme dans Un long halloween, avec un Batman en colère et toujours prêt à donner le coup de trop comme dans Ego, et une Catwoman qui se voit obligée d’infiltrer la pègre de Gotham comme dans Le Dernier Braquage.
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Une inspiration qui lorgne aussi vers le graphisme. La photo de Greig Fraser, qui avait déjà sévi sur le sublime Dune (pour lequel il a même décroché une nomination aux Oscars), est aux antipodes du film de Denis Villeneuve : très sombre, avec assez peu de variations de tons et de couleurs. Le directeur de la photo a travaillé son objet comme s’il s’agissait du noir et blanc, jouant sur les ombres, utilisant des lumières diégétiques pour se rapprocher d’une photographie naturaliste.
Dès les premières minutes, on comprend, grâce à la voix off provenant du journal de Bruce Wayne, que sa seule présence fait peur aux criminels. Que le fait de savoir que Batman rôde suffit à empêcher des crimes, même s’il n’est pas dans un recoin. Car peut-être l’est-il, dans l’ombre.
Une idée brillante, qui illustre le flou qui entoure ce personnage. Le fait que Batman agisse depuis peu de temps, et surtout de manière cachée, empêche quiconque de bien comprendre son rôle ou sa place. La police ne supporte pas de le voir débarquer sur une scène de crime. Un homme qu’il vient de protéger d’un gang aura comme première phrase : “S’il vous plaît, ne me frappez pas”, ne comprenant pas que Bruce vient de le sauver.
Seul le commissaire Gordon a réellement saisi ses intentions. La relation entre les deux, parfaitement résumée par le Pingouin dans le film en “good cop, bat shit”, constitue un vrai duo de policiers comme le septième art les aime tant, central à tant de comics. Seulement, Batman veut-il vraiment le bien ?
(© Warner Bros.)
Ne pas raconter la genèse du personnage permet d’éviter de parler de ce qu’on connaît tous – la mort des parents, le collier de perles de Martha, l’enfance solitaire, la chute dans la cave remplie de chauve-souris, et j’en passe – pour rentrer dans le vif du sujet : qu’est-ce qui anime, au tout départ, ce “vigilante”, qui agit depuis seulement deux ans ?
La première fois qu’on l’entend parler dans le film, sa réplique est “I am vengeance”. Il n’est animé que par la colère, est là pour casser des gueules, et prendre une revanche sur la vie. Tout l’arc narratif autour du personnage sera axé sur cette réflexion et l’évolution du cheminement de sa pensée vers une forme d’abandon de son individualisme mortifère.
“Something in the Wayne”
L’intelligence du scénario est de mêler cette introspection héroïque au cœur d’une enquête policière. Un travail de détective qui va l’emmener à questionner son rôle, sa place, mais aussi son histoire, son héritage, et les agissements passés de sa famille, Thomas Wayne en tête. La mythologie Batman se fissure ici pour la première fois, devant la caméra de Matt Reeves.
Un geste qui va plus loin encore, faisant de Bruce Wayne un adulescent renfermé, un émo-goth qui porte des vêtements trop amples, qui ne veut pas se montrer en public, un introverti qui ne sait pas forcément comment discuter avec les autres quand il n’est pas masqué, et à la vision du monde franchement naïve.
Sa batcave est constituée d’un garage et de deux ordinateurs sur une table au fond des combles de la maison, où il est reclus. Le playboy est mort, vive Kurt Cobain, qu’on entend à travers le sublime “Something in the Way”, un titre écrit par le chanteur américain alors qu’il vivait sous un pont, fuyant les disputes familiales.
Plus encore que sa manière de voir les choses sur la place du Batman dans la société de Gotham, c’est même sa vulnérabilité qui est mise en exergue tout du long. Jamais l’on n’a vu Batman se prendre autant de coups – sauf dans un combat contre Superman, ce qui semble logique. Même s’il est diablement efficace au combat, il se mange des savates, des coups de feu. Il morfle.
Quand il essaye pour la première fois son costume pour s’envoler et prendre la fuite depuis le toit d’un bâtiment, on le voit hésitant, comprenant que c’est son premier essai. Ce Batman-là s’entend être humain, à l’instar du Batman vieillissant qu’on pouvait voir dans The Dark Knight Rises, canne à la main.
Tous les personnages secondaires servent à accentuer les failles du héros. Le Riddler vient mettre en exergue la différence de classe entre lui et Bruce Wayne, là où Selina Kyle vient questionner ses privilèges, allant jusqu’à interroger cette idée que le traumatisme de Batman peut justifier son comportement de justicier passant au-dessus des lois. Ce thème du dépassement du deuil et de ses démons est cher à Reeves, et l’exploiter ici tout en émettant des doutes sur la légitimité du combat de Batman est une des grandes idées du film.
(© Warner Bros./DC Comics)
D’autant plus que tout ceci s’inscrit dans une critique sociale et politique plus large, plus grande. L’enquête porte sur une affaire de corruption donc, mais parle de tellement plus. Difficile de ne pas songer à la prise du Capitole de début 2021 par les supporters de Trump dans le dernier geste du film, des incels avec la figure du Riddler, de catastrophe réelle comme Katrina…
Pour accentuer son propos, Reeves va puiser dans le thriller parano. Le premier plan est un véritable hommage au début de Conversation secrète – référence assumée de Reeves. Les dilemmes moraux, la notion de surveillance et cette mise en scène stressée sont typiques des films noirs des années 1970 (Pakula, Pollack, et plus encore). Les courses-poursuites rappellent The French Connection ou Bullit. L’ambiance de la ville et sa moiteur, le glauque et ses meurtres mis en scène de manière dérangeante, semblent tout droit sortis de Seven. Et son Riddler semble tout droit sorti de Zodiac. Un film référencé donc, dont l’imagerie va puiser aussi du côté de l’horreur, et du thriller érotique.
The Batman n’est pas qu’un film de super-héros, c’est un film noir, assumé comme tel. On ne peut néanmoins le réduire à ses références tant il réussit à trouver sa propre identité et à se démarquer du poids de celles-ci. Grâce à une imagerie sublime, une mise en scène au couteau, une écriture des plus malines (malgré une longueur certaine), mais aussi à un casting où personne n’est en deçà et une musique déconcertante – une des plus belles partitions de Giacchino.
Un film d’une maîtrise vertigineuse, qui va marquer au fer rouge l’histoire des films de super-héros.