Après une décennie dans le rap game, Jewel Usain nous a dévoilé son dernier bijou : Où les garçons grandissent. Dans ce projet, on rencontre un nouveau Jewel à la fois dans les sonorités et dans les visuels. On rencontre un Jewel qui semble s’être aligné avec toutes les versions de lui-même. C’est le seul projet qu’il a envie d’appeler “album”, pour reprendre ses mots. On a parlé d’amour, de patience et de passion avec le rappeur originaire d’Argenteuil dans le Val-d’Oise ; mais aussi du mythe du rappeur qui veut mettre à l’abri sa daronne. Comme lors d’une conversation avec un grand frère, on a revisité quelques-unes de ses influences musicales, nommé son évolution à travers le temps et on a aussi récolté quelques conseils pour une génération plus jeune de rappeurs qui viseraient l’intemporalité.
À voir aussi sur Konbini
Konbini | Ton nouveau bijou est intitulé Où les garçons grandissent et on voit dans la cover d’album qu’il y a trois générations, comme différents stades d’une évolution de toi, qui deviennent l’homme que tu es aujourd’hui. Tu peux nous en dire plus sur ce choix de titre ?
Jewel | Oui, carrément. On a voulu instaurer cette idée de grandeur, de croissance et aussi de transmission. Parce que les enfants dessus sont mes garçons. Le plus petit et le moyen. On ne s’intéresse pas au lieu, à savoir “où” est-ce que les garçons ont grandi, on s’intéresse plutôt au mindset : dans quel état d’esprit, sous quelle emprise et dans les traces de qui les garçons grandissent ?
Le titre me vient d’un ancien bouquin de quand j’étais vraiment, vraiment jeune, en école primaire. En France, le bouquin a un nom débile, il s’appelle Max et les Maximonstres. Mais en anglais c’est Where the Wild Things Are : Là où les choses étranges se trouvent. Je trouve ça très évocateur du “OK, je sens que je vais me retrouver là où tout peut arriver”. J’aime bien ce truc-là, et puis il y a aussi un peu de Peter Pan dans tout ça. Peter Pan, dans certains des films, dans certaines des versions, il dit “Si vous êtes chauds pour partir avec moi, vous ne reviendrez jamais”. C’est un peu ça, Où les garçons grandissent : tu ne feras jamais machine arrière, tu ne retrouveras plus l’état initial.
Est-ce qu’il y a un désir de guérir les maux entre les générations aussi ?
Oui, c’est exactement ça. On a rajouté une petite subtilité sur la pochette. C’est que mon plus petit, le dernier, il ne regarde pas vraiment dans la même direction que nous. Du coup, ça le laisse sujet à interprétation : est-ce que ce n’est pas lui qui, contrairement aux générations d’avant, fera un peu plus attention à l’essentiel ?
Lui, il a les yeux tournés vers l’horizon, le soleil, alors que les deux premiers sont tournés vers la voiture. Quand tu regardes le back de la cover, c’est la voiture qui y figure : la [Ford Mustang] Eleanor, le matériel. Donc j’ai voulu ajouter aussi cette notion-là.
“L’Amour, la Patience et la Passion : ‘Ce sont les essences les plus pures’“
En parlant d’essentiel, tu as commencé le rollout pour ton album sur les réseaux sociaux en septembre dernier. Dans l’une de tes captions où tu annonces un peu ce nouvel album, tu dis : “Merci pour l’Amour, la Patience et la Passion” et tu as fait le choix de mettre ces trois mots en majuscules. Qu’est-ce que ça évoque ? L’amour, la patience et la passion ?
Ce sont les essences les plus pures. L’amour, bien évidemment, parce que c’est cucul, mais ça triomphera toujours sur tout. Je pense qu’en finalité, c’est ce qu’un garçon recherche, tu vois ? De l’amour véritable. L’amour d’un être aimé, mais aussi l’amour de ses frères. Il y a la passion parce que sans ça, on ne va pas au bout des choses. La patience, c’est aussi parce qu’on a à cœur de sauver des gens avec ce qu’on fait. C’est là qu’on est un petit peu débile aussi. On a l’impression qu’on va sauver toute notre famille avec ce qu’on fait. Donc je les remercie pour leur patience parce que ça prend du temps et ils tiennent bon.
En parlant de ça, de la patience de nos proches. J’ai interviewé Tuerie il y a quelques mois et justement il disait que, paradoxalement, plus on se focus dans le fait de réussir dans notre art pour offrir le meilleur à nos proches, plus on s’éloigne d’eux.
Oui, il y a un gros paradoxe sur ça, c’est ouf ! D’où, dans le morceau éponyme “Où les garçons grandissent”, il y a une voix off qui intervient et qui explique que peu importe le truc que tu es parti faire, soi-disant pour remercier et rendre au centuple ce que les gens t’ont donné, personne ne t’a rien demandé. Personne.
Donc tous ces “Attends-moi, j’arrive” et tout ces “Je te rappelle dans cinq minutes” qui se transforment en années, il n’y a que toi qui te les infliges. L’essentiel, il était là. Il fallait juste que tu rappelles, c’était tout, c’était tout ce qu’on te demandait et parfois, c’est trop tard.
“‘Mettre la daronne à l’abri’… Vraiment ?”
On dit qu’on ne le fait “pas que pour nous”, qu’on le fait pour faire grimper nos gens, mais paradoxalement, parfois, on les laisse tomber.
Égoïstement, j’ai aussi l’impression, qu’on se cache derrière ce “C’est pour mettre la daronne à l’abri”. Frérot, c’est pour ton ambition personnelle, arrête de rendre ouf. À un moment donné, si tu veux véritablement la mettre à l’abri, il y a tout un tas de solutions beaucoup plus rapides et efficaces. Il y a ton ambition personnelle qui rentre en jeu. Quand tu dis “J’ai écrit un bête de couplet, là”, demande à ta mère si elle en a quelque chose à faire de ton couplet bien écrit.
Mais est-ce que, dans ce truc-là, il n’y a pas un lien avec la représentation ? J’ai grandi dans un quartier populaire et il y a un schéma où les hommes qui viennent de chez nous, qui ont percé, qui sont devenus riches et qui sont visibles médiatiquement, c’est souvent des rappeurs ou des sportifs. Donc est-ce que ce n’est pas naturel de vouloir faire la même chose ensuite en tant que jeune homme issu d’un environnement similaire ?
Tu vois, ça, c’est pile poil le matériel. Ça, c’est la voiture, c’est l’Eleanor. C’est pile poil c’est que, de garçon en garçon, on s’est rentré dans la tête. Il faut sortir à tout prix de cet engrenage. Nous, les garçons, on ne discute pas trop entre nous. En tout cas, ce n’est pas toujours deep. Encore moins avec les gens de nos familles. Donc on ne prend pas le temps, par exemple, de demander à nos darons : “Est-ce que tu ne subis pas la pression de tout ce que tu crois qu’on t’a demandé ?”.
“Parfois je suis dans mon trip, goddamn
Je sais pas ce que je recherche mais je le recherche comme le Saint-Graal”
Du coup, est-ce que toi, tu as vraiment envie de faire du rap ?
Parfois, je me pose la question, mais c’est là que la passion reprend le dessus. C’est là que je me souviens qu’à un moment donné, tout ça, c’est pur. Il faut aussi que je pense à mon épanouissement personnel.
En vrai, l’art, ça guérit ?
L’art, ça guérit quand on l’utilise correctement. Mais quand tu l’instrumentalises, je ne suis pas sûr que ça te guérisse.
“Il y a un moment donné où tu te regardes dans le miroir et tu n’as plus envie de ressembler à ce gars-là. Tu as envie de changer de peau.”
Le premier son que tu as utilisé pour teaser ce nouveau projet, c’est “Je reste là”, produit par StillNas et accompagné d’un visuel qui marque un nouveau ton. Il y a clairement une nouvelle DA. On sent que tu entres dans une nouvelle ère en tant qu’artiste. Comment tu mets des mots sur cette évolution ? Est-ce qu’il y a aussi eu des rencontres qui ont marqué ce changement, ou est-ce que ça correspond juste à un changement interne ?
Je pense que ça se fait naturellement. Le changement, il vient naturellement. Il y a un moment donné où tu te regardes dans le miroir et tu n’as plus envie de ressembler à ce gars-là. Tu as envie de changer de peau. Tu vois ce truc de mue de serpent ? C’est exactement la même chose. Tu veux laisser ton ancienne peau, ton ancien costume et ça se fait naturellement. J’ai perdu beaucoup de poids, j’ai dû perdre genre dix kg. J’ai laissé pousser mes cheveux aussi. Non pas parce que je me suis dit : “Il me faut un costume”, mais il y a quelque chose qui s’installe naturellement. Tu veux t’émanciper de ce que tu étais avant ça. Tout à coup, tu te dis : “Mais je n’ai pas besoin de bouger autant, je n’ai pas besoin de gesticuler autant, je n’ai pas besoin d’être le gars le plus marrant dans la pièce… Je peux simplement être et ça suffit”.
Dans la vie, tu dirais plutôt que tu te cherches ou que tu te trouves ?
Eh bien là, pour le coup, j’ai l’impression que, pour le moment, je me suis trouvé. C’est-à-dire que peut-être, sur un autre projet, je te dirais que non, que ce n’était pas tout à fait moi et j’aurais des locks [rires]. Mais j’ai l’impression que je suis en adéquation avec moi-même. Il y a quelque chose de beaucoup plus calme qu’avant, en vrai, tout simplement, même dans la vie de tous les jours. Même dans ma voix, quand je rappe, j’ai beaucoup plus la voix qui se rapproche de ma voix parlée, ce qui fait que oui, moi, j’ai l’impression que je me retrouve, que je me recentre.
Oui, il y a un truc que je dis souvent à mes amis et que j’aime bien dire en interview quand je sens que ça résonne : je pense qu’il vaut mieux incarner que prouver. Tu en penses quoi ?
De ouf ! C’est exactement ça. INCARNE. Même si ça veut dire que tu dois avoir un comportement un peu dissident, si c’est toi, c’est toi et ça va transpirer ensuite. Si ça transpire, on le sentira tous, parce que c’est réel.
“On n’est pas là pour cracher sur les environnements qui nous ont faits, au contraire.”
Toujours pour parler de “Je reste là”. Tu racontes quoi dedans ? C’est quoi, l’intention du son ?
On est toujours dans un état de vouloir faire peau neuve. Dès que je commence dans ce titre, je dis que j’ai quitté la ville. Je n’habite plus à Argenteuil, j’ai quitté le quartier. Je suis parti voir autre chose. Dans le deuxième couplet, j’ai quitté cette fille. Donc il y a cette envie d’avancer, tout est derrière moi. Même dans le clip, tout ce que je fais, c’est de me préparer à sortir et à me dire : “OK, c’est bon, je vais faire autre chose, là”.
Malheureusement, dans ces moments-là, tu oublies qu’il y a des choses que tu devais emporter avec toi. C’est pour ça que dans le clip, il y a mon fils qui reste derrière.
Et puis aussi, on se sentira jamais mieux que là où on a été élevé, sauf cas extrêmes. Quand je retourne chez moi pour voir mes parents, je kiffe. Je me sens safe, je sais qu’il ne m’arrivera rien. On n’est pas là pour cracher sur les environnements qui nous ont faits, au contraire.
“Le flex, le flow, l’attitude”
Récemment, j’ai vu un tweet de Cheetah, DJ et artiste multidisciplinaire, qui, en partageant un titre de Busta Rhymes, a dit : “Les enfants ne peuvent pas comprendre qu’à notre époque le hip-hop, c’était pour flex, avec attitude”. En vrai c’est un peu ce que m’inspire ta musique récemment. Il y a un côté veste en cuir, voiture rétro, “je suis un ancien”. Est-ce que je me trompe ?
Franchement, c’est quelque chose que j’ai envie de ramener, notamment sur le deuxième morceau du projet qui s’appelle “Nouvel export”. Ce n’est que pour flex et asseoir une attitude qui dit “On n’a plus besoin de crier, là”. Même dans le projet, quand tu entends ma voix, tu remarques tout de suite que je ne bosse plus de la même manière. J’étais assis tout du long et je rappais comme ça parce que je n’avais plus cette croyance qui dit que pour se faire entendre, il faut forcément crier. Maintenant, j’incarne, je suis. Et ça fait toute là différence.
“À mon avis, si c’est corsé c’est qu’on s’rapproche de la vision
À mon avis, si c’est forcé c’est que ton amour c’est d’la fiction”
Ça te fait du bien de le dire ?
Mais de ouf [rires]. À un moment donné, je n’aurais peut-être même plus besoin de dire.
Les inspirations R&B dans Où les garçons grandissent
Sur ce projet, on retrouve aussi des inspirations R&B, neo-soul. C’est quoi, ton rapport à ces genres-là ? Est-ce que tu as grandi en écoutant du R&B ?
Je suis né en 1989. Ça veut dire que j’en ai vu passer, des morceaux. Le rap, j’ai toujours aimé ça, mais le rap français, j’y suis venu tard. J’ai toujours écouté du rap américain et ce rap-là était teinté de ces sonorités. Je pense à “No Diggity” des Blackstreet, Dr Dre et Queen Pen et je me dis que j’ai toujours baigné dans ça. Et je me rappelle que, très jeune, j’essayais déjà de chanter. Je cassais les couilles de fou, chez moi. J’imitais Marques Houston, j’écoutais Omarion, tout ça. J’ai toujours eu toutes ces influences-là. C’est juste que jusqu’à présent, je ne le faisais pas assez bien pour pouvoir le mettre en avant, tout simplement. C’est quelque chose qui se travaille et du coup, maintenant, je trouve que c’est assez maîtrisé pour que je puisse dire : “Les gars, on peut ouvrir. Je sais à peu près faire ça aussi, donc allons-y, quoi”.
Tu as l’impression de t’être enfin trouvé humainement et que, par ricochet, tout s’aligne finalement pour toi musicalement ?
Je commence à pleinement embrasser ce que je suis. Je pense que ça n’était pas le cas avant. Tu vois, dans mon précédent album, Mode difficile, le premier morceau s’appelle “T’es qu’une merde” donc je reviens de vachement loin. J’apprends à kiffer, mais ça vient avec un certain travail aussi.
“J’ai toujours été un peu deep dans ce que je proposais, même si c’était deux ou trois sons dans un projet.”
Le fait de chanter sur des thématiques où on se rend plus vulnérable, ça rentre un peu dans une sorte de microcosme actuel où il y a beaucoup de rappeurs, masculins spécifiquement, qui commencent (ou recommencent ?) à prendre la parole sur des sujets, que ce soit l’amour de manière catastrophique, la santé mentale de manière aussi catastrophique, des maux générationnels dans les familles, le deuil, la vulnérabilité dans le rap, etc. Je te mets un peu dans cet écosystème. Qu’est-ce que tu en penses ?
Ce n’est pas un nouveau wagon dans lequel je monte, en vrai. Mon catalogue musical est là pour dire que j’ai toujours été un peu deep dans ce que je proposais, même si c’était deux ou trois sons dans un projet, il y a toujours eu un moment donné où je fais référence à Malcolm et Marie sur un Mode difficile. Quand tu reviens encore un peu plus loin, dans “J’étais là”, je parle de la naissance de mon fils. Naturellement, c’est cette musique-là qui me plaît à moi. Le truc qui me fait véritablement kiffer, même sur les autres artistes, c’est quand ils parlent d’eux. Un gars qui ne parle pas de lui sur 17 titres ? Je ne t’écoute plus. Je ne sais pas qui j’ai écouté, je n’ai rien appris. Je ne peux même pas un peu relate avec ma vie… Ça ne m’intéresse pas.
Tu as envie que ta musique, ce soit une conversation pour les gens ?
C’est exactement ça. J’ai envie de dire : “Les gars, eh, on peut parler”. Parce que c’est super important. Tu ne sais pas comment tu peux libérer les gens à la fin.
“J’ai mon public, ça, y a pas de doute
Et naïvement je suis persuadé qu’ils m’aiment
Ils se reconnaissent dans mon quotidien, ça me fait plaiz'”
Je voulais parler avec toi de ce tweet que j’ai vu récemment : il met en avant les artistes des plus de 30 ans qui ont sorti le projet qui leur donne une importance culturelle.
J’ai l’impression que notre génération, on est en train de vivre ça à fond. Luidji, Tuerie, Waly. On est d’une génération où on a mis du temps à se trouver, on a fait trooooooooop de trucs, on a grandi, on s’est vu grandir, tous. Tous ces gars-là, je les voyais en 2012, en 480p sur Internet et aujourd’hui, 10 ans plus tard, je suis trop fier de faire partie de ces gars-là qui sont restés pertinents.
Tu dirais quoi à cette nouvelle génération de rappeurs qui percent hyper-jeunes ?
Je dirais juste : les gars, ne soyez pas là pour un temps. Essayez de faire quelque chose dont vous arriverez à vous retourner dans quatre, cinq ans. Parce que là, par chance, la loterie a décidé que boum, cette fois, c’est vous. Maintenant, il faut rester pour ne pas être associé à la punch que je dis dans “Eleanor” :
“J’repense à ceux qui jouaient les stars
J’regarde les stats et j’m’dis qu’certains sont morts jeunes”
Qu’est-ce que je pourrais te souhaiter pour finir ?
Souhaite-moi, comme mon dernier fils, de remarquer l’essentiel. J’ai eu la tête dans le guidon pendant deux ans pour ce dernier projet, aujourd’hui, je veux le donner aux gens et moi, j’aimerais retourner à ce que je sais faire de mieux, ou en tout cas ce que j’essaye de faire mieux : vivre.