Sorti en 2007, Istanbul d’Orhan Pamuk bénéficie d’une nouvelle édition augmentée chez Gallimard. En ajoutant 230 photographies aux 200 qui composaient déjà la version originale, celui qui reçut le prix Nobel de littérature en 2006 place l’image au centre de son récit et propose une lecture nouvelle de cette œuvre autobiographique culte.
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Lorsqu’il commence à écrire Istanbul, Orhan Pamuk pense rapidement à y intégrer des photos, d’abord de sa famille puis de la ville même. Dépassant rapidement leur fonction purement illustrative, les photographies deviennent la stimulation même du texte que l’auteur établit autour d’elles dans un système de question-réponse quasi mélodique.
Dans la première édition du livre, on trouvait ainsi déjà 200 photos prises par Pamuk, ses proches, des photographes célèbres ou anonymes. Gallimard avec cette édition grand format propose non plus un ouvrage s’apparentant à un “essai biographique illustré” mais à un livre où “le texte enveloppe l’image” entraînant une confusion réussie entre le texte narratif et le récit généré par les photographies.
En choisissant de ne pas légender ces dernières, Orhan Pamuk explique, dans une introduction inédite, chercher l’immersion complète de son lecteur en évitant les parasitages du paratexte. Deux petites pages à la fin listent grossièrement les crédits photo des auteurs, sans plus de détails sur les lieux et les années, ce que l’on peut regretter. Mais ce mode de fonctionnement se comprend dans le rapport singulier qu’entretient Orhan Pamuk avec la photographie, délaissant l’obsession du factuel et du souvenir pour lui préférer l’évocation de sensibilités éparses.
Face aux images du passé
Avant de devenir lui-même photographe amateur puis collectionneur, Orhan Pamuk fut avant tout un sujet photographique. Ses parents, comme beaucoup d’autres, l’ont pris en photo depuis son enfance dans l’immeuble familial, dans les rues d’Istanbul, sur les rives du Bosphore, avec ou sans son frère aîné. À partir de ces clichés accumulés, ils ont voulu écrire le récit de leur fils, tel qu’ils le fantasmaient. Récit auquel le Pamuk adulte se refuse, voyant dans ces photographies des mises en scène d’un “bonheur familial” – expression qu’il reprend à Tolstoï – en vérité absent.
Les albums photo soigneusement réalisés par sa mère représentent “l’histoire officielle” dont elle voudrait que l’on se souvienne mais qui omet – comme souvent dans les versions officielles – les méandres obscurs qui accompagnent toutes vies. Pamuk se souvient clairement de son père avec son Rolleiflex demandant à sa famille de “donner le meilleur d’eux-mêmes” en prenant la pose pour qu’ils puissent être fiers en voyant les clichés dans le futur.
Face aux images de son passé, Pamuk ne ressent pourtant aucune fierté car tout ce qu’il y perçoit est de l’ordre de la dépossession. Dépossession de sa propre histoire. Lorsque des proches racontent à quelqu’un ses premiers pas, celui-ci se sent comme un “héros absent”. Principal personnage de l’action, il est pourtant dans l’incapacité de s’en souvenir et n’a d’autre choix que celui de croire ce qu’on lui raconte.
Sa propre histoire lui échappe et il doit faire confiance au récit conté pour se réapproprier l’événement et retrouver des souvenirs basés sur des images pourtant fantasmagoriques. Avec les “photos-souvenirs”, le même processus se répète. Sauf que le récit est construit par une image concrète où le personnage reconnaît son reflet : ce n’est plus son entourage qu’il doit croire mais son “propre lui” passé. Or Pamuk ne se reconnaît pas sur ses photographies de famille : il est partout et nulle part.
Eva Ionesco s’est fait v(i)oler son enfance non seulement parce que sa mère et son entourage abjects ont abusé d’elle et de son image, mais aussi parce que toutes ses photos d’enfant mentent sur ce qu’elle était alors à celle qu’elle est devenue aujourd’hui. Devant l’appareil apparaît, là encore, le “héros absent” à qui l’on demande de se mettre en scène, de se jouer lui-même, ou de jouer explicitement un autre, apparaissant ainsi étranger à l’enfant devenu adulte.
Reprendre possession de son identité
Istanbul n’est finalement que l’expression de la guerre que Pamuk, en tant qu’écrivain, fait à ces images volées de lui-même. Le récit qu’il fait de sa propre vie et les photos qu’il choisit de la ville sont là pour l’aider à reprendre possession de son identité et lui permettre de réinventer son histoire comme un héros, cette fois, pleinement lucide.
Les nombreuses photographies de la ville natale de Pamuk constituent le décor de cette reconquête, liant inexorablement le destin de l’auteur à celui d’Istanbul. Contrairement aux photos de famille qui représentent le mensonge, les photos de la ville sont, pour lui, des traces infaillibles de ce qui a été.
Prises à la volée par des inconnus, des artistes (Achilles Samandji) ou des journalistes (Ara Güler, Ferdinando Scianna), elles capturent ce que l’œil du photographe voit mais aussi tout ce qu’il ne voit pas : le troisième plan. Rues animées, travailleurs en action, enfants jouant, bateaux en mouvement, incendies en cours…
Pamuk choisit essentiellement des photos immobilisant des trajectoires en cours. Ainsi il n’y a d’autre filin entre la vie quotidienne et le cliché que celui de l’œil évasif du photographe. Pas de mise en scène, pas de montage mais des détails surgissant de toute part dans chacune des photos, éveillant les souvenirs de Pamuk.
Lorsqu’il décide, à 22 ans, de devenir écrivain, Pamuk abandonne son habitude de se promener avec un appareil lors de ses longues promenades, refusant tout intermédiaire entre lui et la ville. Il veut alors mieux la saisir, pouvoir la recréer avec les mots et de ce fait, elle lui échappe. Avec ces photographies, il la retrouve comme une amante que l’on croyait perdue.
Devenir ville
Ainsi cette ville qui l’a vu naître, et dans laquelle il vit encore aujourd’hui, vieillit avec lui, abandonnant le rêve de devenir “la capitale de la Terre” (Gustave Flaubert) pour devenir une mégalopole magnifiquement bordélique, où pauvretés modernes et anciennes richesses ottomanes continuent à se croiser dans une indifférence indécente.
Pamuk erre dans les deux mondes qu’il réunit dans l’expérience du hüzün, ce sentiment proche de la mélancolie, propre à Istanbul et à ses habitants. Un état d’esprit collectif développé au XXe siècle tandis que Constantinople disparaissait et que le désir d’occidentalisation s’abîmait dans une imitation décevante et désincarnée de l’Europe.
Pamuk traque le hüzün, “vespéral constitutif d’Istanbul”, dans toutes ces photographies en noir et blanc. Les Stambouliotes sur les photos sont autant des incarnations de la ville que des représentations de Pamuk lui-même. Il vit à travers eux comme ils vivent à travers lui. Ensemble, ils sont le hüzün d’Istanbul. Istanbul qui sert ici de scène théâtrale où Orhan Pamuk apparaît sous toutes ses formes : enfant, adulte, anonyme, ombre, spectre, murs, bâtiments… Comme on l’avait obligé à se reconnaître dans les photographies de famille, il choisit de se reconnaître dans les photographies d’Istanbul. Devenu ville lui-même, quelque part.
Avec Istanbul, Pamuk réconcilie toutes ses vies passées, ses abandons (il ne sera jamais le peintre qu’il espérait), ses décisions (il quitte l’école d’architecture), ses rêves et désillusions, ses choix de parcours finalement comme les milliers de rues d’Istanbul qui s’entremêlent dans le désordre d’un temps perdu et retrouvé.
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