Subversif mais agressif. Il y a 11 ans, alors que Booba vient de révolutionner le rap français et que la guerre avec Rohff et La Fouine fait rage, un crew parisien s’apprête à débarquer et mettre un bon coup de pied au cul d’un rap français qui commence gentiment à tourner en rond. Avec L’École des points vitaux, paru le 29 mars 2010, la Sexion d’Assaut va éclore à l’échelle nationale et connaître un succès retentissant sans lequel ceux que l’on appelait encore Maître Gims, Black M ou Lefa n’auraient jamais connu leur carrière d’aujourd’hui.
Pourtant, le collectif – issu de la fusion entre les groupes Assonance et Prototype 3015 pour donner 3ème Prototype – existe déjà depuis des années et s’est créé son public sur la capitale au fil des années. Avec le renfort de Black M et Doomams, ainsi qu’une signature en maison de disques, le groupe va devenir officiellement la Sexion d’Assaut – pas forcément le choix le plus malin au vu de l’histoire de la France mais bon. De quoi stabiliser le collectif, qui sort en 2009 un street album (L’écrasement de tête) et une mixtape (Les chroniques du 75) pour faire monter l’attente autour de leur premier véritable album. Mais qui aurait alors imaginé que ce groupe, dont l’influence ne dépassait pas le périphérique, allait secouer la France entière ?
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Gims le taulier, Black M l’électron libre
Avec L’École des points vitaux, le succès est immédiatement énorme. Un disque ancré dans la réalité, qui renvoie à la société française ses vérités au visage. Racisme, chômage, drogue, alcoolisme… Tout y passe grâce à une immersion dans la face cachée de la capitale, avec des mots crus et des phrases imagées qui viennent percuter l’auditeur. Black M et Maître Gims sortent déjà largement du lot, le premier en tant que véritable pilier de l’album, le deuxième davantage en électron libre. Ce même Maître Gims s’occupe de la plupart des refrains, et démontre toute sa polyvalence en alternant le chant avec des phases très kickées.
C’est d’ailleurs ce qui a assuré la réussite de cet album : le chant, incorporé au cœur d’un rap aux influences assez oldschool. Si tous les membres découpent bien les prod’ les unes après les autres, on constate un effort sur les refrains et les mélodies que peu de rappeurs faisaient alors. Avec huit membres, on retrouve nombre de morceaux fleuves – il faut bien du temps pour chacun des rappeurs – et ce dès cette “Intro (en résumé)” qui lance parfaitement l’album. Pourtant, sa première phrase (“Les nymphos aiment faire les courses parce qu’il y a souvent une queue immense”) ne laissait présager rien de bon. Mais le style Sexion d’Assaut est bien là avec des jeux de mots compréhensibles de tous et des figures de style à tout va.
On retrouve dans cette même introduction une légère obsession pour les excréments (le verbe “chier” y est employé quatre fois au sens premier du terme) qui, si elle peut paraître futile et marrante, vient appuyer la sensation de vécu et de misère que les différents intervenants décrivent au fur et à mesure de l’album (“Tellement j’en chie de loin tu peux même sentir l’odeur”). Ici, la vie de galère n’est pas romancée et sacralisée, mais décrite froidement comme telle. Cette introduction, certes longue, arrive comme un sommaire au début d’une thèse et déroule le programme des thématiques qui seront abordées dans L’École des points vitaux.
L’école de la vie
Si le nom a été choisi en référence au manga Ken le survivant, le fait de se focaliser sur une école, qu’on peut aisément imaginer être un collège, est un autre point significatif. C’est là – en tout cas dans les écoles publiques – que toutes les réalités sociales se percutent, qu’ont lieu les premières confrontations à tous types de discrimination, que l’on prend conscience des conditions de vie de chacun et que l’on réalise les injustices de la société.
La Sexion retourne donc à cette époque où tout a commencé à partir en vrille, et observe avec son expérience emmagasinée au cours des années qui ont suivi, l’hypocrisie d’une société aberrante reposant sur des principes moraux bien souvent incohérents. “Les mots paraissent si différents, quand on a changé d’angle de vue”, peut-on entendre sur “Ils appellent ça”, cinquième piste de l’album qui décrit parfaitement le racisme quotidien et les idéaux contradictoires.
Cette esthétique de l’école jouera beaucoup dans le succès auprès d’un public jeune, d’autant plus que leurs tubes s’y prêtent. “Casquette à l’envers” devient un hymne à la rébellion dans toutes les cours des établissements scolaires français (sans parler du clip qui en dit bien trop sur la mode vestimentaire de l’époque), tout comme la festive “Wati by Night” – en compagnie de la légende Dry du groupe Intouchable – qui s’impose naturellement comme la chanson officielle des soirées. “Désolé”, autre immense tube de l’album, permettra de conquérir un public plus large encore grâce à son texte sensible et touchant, empli de remords et de regrets. L’outro parfaite pour comprendre que l’époque des cahiers de correspondance est maintenant loin derrière eux.
La face cachée de Paname
De nombreux autres thèmes sont abordés dans l’album. On peut penser à la dépendance aux stupéfiants dans “La drogue te donne des ailes”, un son toujours autant d’actualité quand on constate la véritable épidémie de crack qui sévit toujours Paris. Onze ans après, le morceau n’a pas pris une ride. Les sombres côtés de la capitale sont plus largement abordés sur “Paname Lève toi”, tandis que “Tel père tel fils” permet de retourner aux racines des maux familiaux, que ce soit l’abandon paternel d’une progéniture, mais aussi la maltraitance et le délaissement de nos ainés. “Itinéraire d’un chômeur” permet de bien saisir les mécanismes du cercle vicieux qu’est le chômage et ses conséquences regrettables, encore plus chez des populations abandonnées par l’État.
Si “Tu l’as fait pour elle” avec Klem décrit une amourette et se révèle être un morceau assez quelconque du disque, “J’ai pas les loves” – autre titre avec la même chanteuse – s’attaque brillamment à l’échelle sociale et à la fatalité de la pauvreté, non sans tirer sur la corde sensible. Si “Ça chuchote” permet surtout de se délecter du débit fou de Maître Gims dans un style très “eminemien”, influence évidente du rappeur (“J’arrête après le feat’ avec le Slim Shady”, lâche-t-il un peu plus tôt sur “Mons gars sûr”), deux autres titres marquants se distinguent de L’École des points vitaux.
Sur “Rien n’t’appartient”, le groupe s’élève et aborde le matérialisme et l’au-delà. Une track émouvante, qui démontre l’étendue de la palette des huit hommes, capable aussi bien de rapper avec hargne que de se poser sur des instrumentales plus lentes et musicales pour réfléchir à des questions existentielles. Avec une fin grandiose, a cappella s’il vous plaît, de Maître Gims.
L’autre prouesse réside sûrement dans “Changement d’ambiance”, morceau au storytelling fou qui évoque tour à tour trois histoires au dénouement glaçant. Un titre déjà ambitieux de base, sur lequel les protagonistes ont décidé de rajouter un petit challenge puisque chacun place les chiffres de 1 à 10 sur les huit premières mesures. Un exercice où Lefa, devenu lui aussi un éminent rappeur de la scène actuelle, excelle.
Le point de départ
Cet album condense à lui seul le vaste mais inspiré univers de Sexion d’Assaut, quitte à parfois s’égarer en chemin. Mais qu’importe, cet effort est celui de l’éclosion mainstream pour le groupe, avec un triple disque de platine à la clé. L’École des points vitaux reste le projet qui a posé les bases pour les deux suivants, Les Chroniques du 75, En Attendant L’Apogée ainsi que le bien nommé L’Apogée en 2012, disque de diamant qui s’écoulera à plus de 700 000 exemplaires.
Depuis, les membres ont chacun fait leur petit bout de chemin et ont connu diverses fortunes. Certains ont disparu des radars, d’autres comptent parmi les poids lourds les plus importants de l’industrie musicale actuelle. On attend maintenant le grand retour du groupe, évoqué ces derniers temps par Maître Gims en personne, après plusieurs tentatives amorcées au cours des dernières années pour des raisons évidemment contractuelles. En attendant, L’École des points vitaux demeure un album toujours aussi pertinent à l’écoute. Avec, maintenant, la nostalgie de la décennie écoulée en plus.
Article initialement publié le 27 mars 2020 et mis à jour le 29 mars 2021.