Rares sont les rappeurs français avec plus de 20 ans de carrière parvenant à se renouveler, à avancer comme le fait Rim’K. Le titre de son nouvel album, Mutant, en est une énième preuve. Déroutant dans le bon sens du terme, parfois dur, plus chanté… Côté pile, le fer de lance de 113 et de la Mafia K’1 Fry (d’habitude si sûr de lui) brouille les pistes en dévoilant ses doutes. Côté face, il saura toujours ressortir sa voix de daron quand il le faut. Enfin, de tonton, plutôt.
À voir aussi sur Konbini
Konbini | Ce nouvel album, Mutant, paraît bien plus introspectif que tout ce que tu as pu faire auparavant. Quelque chose a changé dans ta vie pour que tu prennes cette direction artistique ?
Rim’K | Entre 2013 et 2016, j’ai eu besoin de faire une pause dans ma carrière. Pour durer en restant toujours actif, il faut faire des sacrifices. Je me suis réveillé un matin, et je me suis dit : « Merde, faut que je fonde une famille. » Je me suis marié en 2013, j’ai fait un gamin dans la foulée, et je me suis octroyé un peu de temps pour profiter. Pendant ce temps, j’ai fait des clips, un single avec L’artiste (“Déconnecté”)… Je suis aussi parti à Atlanta en mai 2015. Là-bas, j’ai tout simplement réappris le rap. C’est une musique qui évolue beaucoup – trois ans dans le rap, c’est énorme. Tout avait changé : la musicalité, les flows, les rythmiques… J’ai pu ressentir le pouls du rap actuel, et faire une featuring avec Rich Homie Quan. J’ai un public large. C’est comme les jeux de société, il va de 7 à 77 ans. J’ai besoin de partager mes expériences. Dieu merci, j’ai vécu de grandes émotions dans ma vie, j’ai des choses à raconter. Et surtout, avec l’âge, j’ai acquis de la sagesse, j’ai plus envie de me livrer qu’auparavant.
Troisième projet en trois ans… Souvent, les rappeurs qui ont la pression mettent du temps à sortir leurs projets. Cette productivité veut-elle dire que tu ne ressens pas la pression ?
C’est vrai que je n’ai pas de pression. J’ai déjà bien rempli ma vie – si on compare à un match de foot, je dirai que je suis dans le temps additionnel mais que l’arbitre n’arrête pas de rajouter des minutes. Mais c’est aussi dû au fait que je m’autoproduis. Si je ressens le besoin de faire un disque, je n’ai pas à attendre mon tour, comme ça peut être le cas dans un label où on te dit de patienter parce qu’untel ou untel va déjà sortir quelque chose. Ça compte énormément pour moi.
Durant cette pause de trois ans, tu étais en Algérie ?
Ouais, je passe beaucoup de temps là-bas. J’ai pas mal d’affaires avec mes cousins, les trois-quarts de ma famille y vivent.
Justement, dans la musique de 113, on sentait les influences musicales algériennes, ou plus largement maghrébines, en grande partie grâce au sample. Votre plus gros carton, “Tonton du Bled”, en est un exemple parmi d’autres. Tu ne samples plus ces musiques aujourd’hui, mais est-ce qu’elles continuent à imprégner ta discographie ?
Oui, beaucoup, surtout dans la gestion de l’auto-tune. C’est plus subtil que les samples, clairement, mais il y a énormément de sonorités que je trouve grâce à la musique orientale. C’est ce qui rend mes mélodies différentes de celles des autres. L’auto-tune a commencé à être utilisé dans le raï dès la fin des années 1990. Ils étaient en avance sur nous.
Dans le titre “Immigri”, on te sent en décalage. Tu dis “J’suis pas là-bas, je ne suis pas d’ici”. Qu’est-ce que cela signifie pour toi ?
Pour les gens du pays, on est les Algériens de France. Et pour les gens de France, on est Français d’Algérie. C’est ce qu’on dénonce dans ce morceau, j’y dis : “J’ai du mal à trouver ma place, j’ai l’impression d’être né dans le bateau“. C’est quelque chose que tous les jeunes issus de l’immigration ressentent, c’est un sentiment très fort.
Il y a quelque chose du déracinement ?
Pas du déracinement, mais quand tu rentres au pays, tu entends : “Tu es d’ici, mais…” Il y a ce “mais”, et il suscite beaucoup de questions en nous.
Sur le titre “Bonhomme de Neige”, tu évoques pêle-mêle le salaire de Neymar, les bombardements en Syrie, les affaires Théo et Adama… Tu es résigné face à l’injustice ?
Oui, parce que comme je le dis dans le titre, je ne crois plus en la justice. Le système politique français est pourri, corrompu, sectaire. Et ça pèse sur la vie de tous les jours. Quand j’allume ma télé, je sais ce que je vais voir : des choses qui m’indignent. Dans l’actualité elle-même, mais aussi dans la manière dont elle est traitée. Ça me dégoûte.
Il faut éteindre sa télé alors ?
Faut la casser. À part pour les matchs de foot (rires).
Tu n’avais jamais autant modifié ta voix que dans cet album. Tu avais envie de jouer avec, de la pousser dans ses retranchements ?
J’ai joué avec, oui. J’y ai mis des tons très solennels, très posés, sans effets, très monocordes. J’ai tenté de nouvelles choses. Et il y a aussi des choses plus mélodiques, que j’aurais pu faire il y a quelques années. Ça enrichit mes sons, il y a plus d’émotions, je parviens mieux à les traduire en musique.
Tu ne sors pas un projet sans qu’il y ait AP (membre du 113) dessus…
Ouais, il est encore là sur le titre “Hall 13”. Plutôt que de raconter le quartier, on raconte deux histoires qui s’y déroulent : un assassinat et une descente de police. On y parle aussi de la prolifération des armes à feu dans les cités. Il y en a bien plus qu’avant, tu peux en avoir pour une bouchée de pain en bas de ton hall pour tuer un petit frère.
Est-ce que tu sens, parfois, que ton lien avec la Mafia K’1 Fry est pesant ? Est-ce qu’il t’arrive d’avoir envie de t’en détacher ?
Non, mais musicalement, j’ai envie de renouveau. Je n’ai pas d’attache musicale au passé. On a vécu des choses extrêmement fortes ensemble, je ne renierai jamais ça, ça fait partie de mon histoire pour toujours. Mais si je continue la musique, c’est parce que j’ai envie de faire des choses que je n’ai jamais faites. Je ne reste pas bloqué en me disant : “Ouais, ça serait bien de rallumer la flamme sous la vieille marmite“, etc. Moi, je veux cuisiner dans de nouveaux plats.
Ta carrière et ta discographie sont comme ça…
Oui. Regarde, je n’ai jamais fait de deuxième volume de quoi que ce soit. Toujours des projets nouveaux. Pourtant on a eu des albums très forts, de grosses compilations…
En 2016, tu avais évoqué l’idée de faire un film sur la Mafia K’1 Fry. Ça en est où ?
On avait ça en tête, mais c’est extrêmement difficile à réaliser. Tout ce qui touche à cette équipe, c’est particulier, c’est plus que du rap. Il y a des gens qui nous ont quittés… L’artistique n’est plus au centre de la Mafia K’1 Fry. Elle existera toujours dans les cœurs des gens, mais plus comme un groupe de rap. Plutôt comme un mouvement, un état d’esprit, une mémoire.
Tu fais partie des rappeurs qui ont plus de 20 ans de carrière mais qui ont presque toujours embrassé les nouvelles sonorités, les nouvelles tendances… C’est quelque chose de naturel chez toi ?
Quand tu aimes le rap, tu ne te poses pas de question, tu fais le rap que tu aimes. Le rap change, tu évolues avec. J’ai évolué. On me dit parfois : “Rim’K, qu’est-ce qui s’est passé, t’as changé !” Il y a eu l’effet Atlanta, c’est clair et net, ça a été un cap dans ma carrière, j’y ai réappris la musique. À partir de là, je ne me suis plus posé de questions. Je crois que les artistes de ma génération qui durent sont là parce qu’ils parviennent d’une façon ou d’une autre à faire ce qu’ils aiment avant d’essayer de se renouveler à tout prix.
C’est quelque chose que l’on retrouve dans la Mafia K’1 Fry d’ailleurs. Kery James a cette mentalité, Mokobé a été un temps le fer de lance de la mouvance rap afro… Est-ce dû au fait que votre premier gros succès, Les Princes de la Ville, était très novateur pour l’époque ? Cette mentalité provient-elle de là ?
Exactement. Pour Les Princes de la Ville, on a pris énormément de risques, on a été à contre-courant de tout ce qui pouvait se faire dans le rap à l’époque. Inconsciemment, ça nous a débridés. Maintenant, on peut tout faire tant que la démarche est sincère. On assume tous nos titres, et je crois que les gens sentent qu’on ne fait pas de la musique uniquement pour avoir du succès.
L’album Les Princes de la Ville est en grande partie produit par DJ Mehdi. Est-il vrai qu’à l’époque, ce dernier n’était finalement pas aussi demandé qu’on le croit, que beaucoup ne souhaitaient pas forcément travailler avec lui parce que ce qu’il proposait était trop singulier ?
Il était spé, c’est clair. En fait, il plaçait très très peu de prods, et toutes celles que les gens ne voulaient pas, nous, on les a prises et on en a fait un album. Ideal J en a aussi pris une partie, tout ça nous a permis de construire notre propre identité. Les musiques de Mehdi ont construit l’identité 113, et l’identité Mafia K’1 Fry par la suite.
Puis, il y a cette fameuse cérémonie des Victoires de la musique en 2000, où le 113 remporte le prix de la Révélation de l’année. Quand on entend des rappeurs évoquer votre récompense, on entend souvent les mots “consécration”, “reconnaissance”… Mais aujourd’hui, le milieu du rap est extrêmement méfiant envers les Victoires. Qu’est-ce qui a changé entre-temps ?
À l’époque, il n’y avait pas de rap aux Victoires. Vu la manière dont leur truc était foutu, on se disait qu’il n’y en aurait jamais. Jamais ! Mais finalement, on a gagné cette victoire parce qu’on était incontournables. 113, c’était un phénomène, quelque chose de générationnel, et cette récompense sonnait comme un symbole. Le Saïan Supa Crew, le Secteur Ä… Il y avait plein de monde dans la salle, et ils se sont tous levés pour nous. Standing-ovation. Ces gens-là étaient contents pour nous parce que c’était la victoire du rap français. Je pense qu’entre-temps, ils ont essayé de faire une place à cette musique, mais qu’elle n’est pas claire. Le titre de la catégorie non plus ne l’est pas, il change tout le temps. Et puis surtout, il y a le lobby des maisons de disques sur les Victoires de la musique : les artistes ne le savant peut-être pas, mais s’ils ne sont pas nommés, c’est que leur label a choisi quelqu’un d’autre à mettre en avant. Ils gueulent, ils gueulent, mais ça ne sert pas à grand-chose. Tout ça fait que les Victoires ne sont pas importantes dans le paysage du rap, c’est galvaudé.
Tu as eu du mal à t’adapter au succès ?
Oui, beaucoup. Je n’étais pas préparé, je faisais de la musique par passion, par plaisir, et c’est toujours le cas d’ailleurs. D’un coup, je me suis aperçu qu’il y avait un gros business en train de se former autour de moi. Ça m’a mis la pression. Je n’avais plus de vie normale, je ne pouvais plus aller faire mes courses normalement, sortir avec mes potes sans que je fasse 300 photos, ou sans que je ne crée une mini-émeute. Au début, ça m’a pourri la vie.
Tu as vite senti que tu devenais le visage le plus important du groupe ?
Par la force des choses, oui, sans qu’on ne le choisisse d’ailleurs. Je suis devenu le leader naturel, et le poids pesait plus sur mes épaules que sur AP ou Mokobé. Mais j’ai appris à le gérer, l’être humain a bien plus de ressources qu’on ne l’imagine.
Évidemment, tu es estampillé Vitry. Est-ce que tu gardes un œil sur les jeunes rappeurs de la ville, les nouvelles têtes ou les talents de demain ?
Un petit peu mais tout de même moins qu’avant. L’écart d’âge est de plus en plus important, je suis moins souvent au quartier… Mais Vitry sera toujours une ville de rap. Si demain il y a un gamin qui arrive à faire un buzz à Vitry, comme les Phénomène Bizness par exemple, on sera derrière. On a un rôle de grands frères à assumer pour cette ville, quoi qu’il arrive. Même au niveau de la jeunesse en général. Je chie sur la politique, mais on est présent sur ce qui se passe dans la ville.
Cette image de tonton, ce statut que tu as dans le rap français, très respecté et apprécié, ça te rend serein et sûr de toi, ou est-ce qu’au contraire ça te pousse à te dépasser en permanence ?
C’est entre les deux. Quand ton tonton te déçoit, c’est une grosse déception, tu vois ? Quand tu as fait beaucoup de choses dans ta carrière, la moindre fausse note retentit d’autant plus.
Tu sens que tu es plus scruté ?
Exactement. Mais les gens me donnent tellement d’amour, que ce soit sur mes réseaux, dans la rue… Je suis un vrai mutant, je suis invincible ! (rires)
Dernière chose : t’en as pas marre qu’on t’appelle Tonton ?
Euh… J’aimerais bien qu’on m’appelle Le Don ! Ça, c’est la classe.