Derrière la célèbre façade parme de la rue Daguerre se cachent les locaux de Ciné-Tamaris, anciennement Tamaris Films, du nom de la jolie fleur violette, la société de production fondée par Agnès Varda en 1954 pour produire son premier film, La Pointe courte. Aujourd’hui, Rosalie Varda et Mathieu Demy, les deux enfants de la réalisatrice, continuent de faire vivre l’entreprise familiale et essaient, jour après jour, de susciter de nouvelles formes de curiosité et d’émotion pour les films de leurs parents.
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Au milieu des patates en cœur, des archives photo, des pellicules et des trophées, la fille d’Agnès Varda nous a raconté sa mère réalisatrice, photographe et surtout artiste libre.
Konbini | Vous avez été costumière, puis productrice des derniers films de votre mère. En quoi consistait le fait d’être le “gouvernement” d’Agnès Varda, comme elle aimait vous appeler ?
Rosalie Varda | J’ai arrêté mon métier de costumière pour travailler avec ma mère car j’ai eu envie de l’aider à restaurer les films de Jacques Demy. J’ai fini par l’aider sur tout, je la soulageais de la partie “matérielle” de son métier et je pense que j’ai été une très bonne assistante. J’ai été à ses côtés durant la dernière partie de sa vie pour lui permettre de faire des choses qu’elle n’aurait pas pu faire seule. Je l’ai aussi aidée financièrement en commercialisant ses photos. Car si ma mère était connue dans le monde entier, elle n’a jamais gagné beaucoup d’argent. Il y a toujours eu un paradoxe incroyable entre la reconnaissance de son œuvre et la difficulté à la produire.
Donc “fille de” est un qualificatif qui vous convient ?
J’ai adoré travailler avec ma mère, ça a été un choix déterminé et heureux. Je n’ai aucun problème d’ego. Parfois, on n’était pas d’accord, mais le dialogue a toujours été constructif. On a beaucoup ri, voyagé et partagé. Au milieu d’une séance de travail, elle pouvait me lancer “allons faire chauffer la carte bleue”. Elle avait cette faculté admirable de prendre du plaisir là où il se trouvait.
(© Louis Lepron)
“Il y a toujours eu un paradoxe incroyable entre la reconnaissance de son œuvre et la difficulté à la produire”
Est-ce que vous continuez à faire des découvertes sur votre mère à travers ses archives photographiques ?
Oui, tous les jours. Agnès a gagné sa vie comme photographe pendant dix ans, des années 1950 à 1960. Au début, elle photographiait les mariages ou les Pères Noël aux Galeries Lafayette, puis elle a été photographe officielle du Théâtre national populaire Jean Vilar. Elle a aussi photographié ses amis artistes, Alexander Calder, Germaine Richier, Valentine Schlegel, Pierre Székely et beaucoup de jeunes acteurs et actrices. On a environ 27 000 négatifs de ses photos et je n’en connais qu’un tiers. Si je devais résumer ma mère, je dirais qu’elle était curieuse, emphatique, exigeante, avec un féminisme joyeux et collaboratif. Ce n’était pas une intellectuelle, elle n’était pas dans le concept, c’était une humaniste.
“Filmer était sa façon d’écrire et sa caméra était son stylo, le prolongement de son œil”
Dans l’imaginaire collectif, la fiction serait plus noble, mais Agnès Varda a alterné entre longs-métrages, documentaires et courts-métrages pendant toute sa carrière…
Elle a commencé à aller au cinéma avec Jacques Demy et la bande des Cahiers du cinéma en 1958. Quand elle a réalisé son premier long-métrage, en 1954, elle n’avait vu que six ou sept films, et quand elle est arrivée aux États-Unis en 1967, elle ne parlait pas un mot d’anglais mais elle a réalisé un documentaire sur les Black Panthers. Sa liberté d’esprit, c’était de faire prévaloir le sujet.
Mais lorsqu’elle a acheté sa première caméra numérique à la fin des années 1990, elle n’a plus que réalisé des documentaires, dans lesquels elle se racontait, certes, mais qui restaient des documentaires. Elle aimait cette liberté et les équipes réduites offertes par le numérique. Puis, elle a toujours filmé en dehors de ses films, son œuvre d’images numériques est gigantesque.
D’où lui venait ce besoin de tout filmer, de tout photographier et de tout voir à travers des images ?
Filmer était sa façon d’écrire et sa caméra était son stylo, le prolongement de son œil. Mais je ne pense pas qu’elle voulait tout documenter, elle n’avait pas ce besoin d’archiver sa vie.
(© Louis Lepron)
“Dans ses films, elle abordait des sujets de société de manière très contemporaine et se posait des questions auxquelles elle n’avait pas la réponse”
Comment expliquez-vous que la plupart de ses films n’aient pas fonctionné en salles, à l’exception de Sans toit ni loi, qui a dépassé le million d’entrées, mais qu’elle jouisse encore et toujours d’une telle affection de la part du public ?
Agnès a traversé le siècle avec les technologies. Elle a commencé avec une chambre noire et elle a fini à l’iPhone. Sa curiosité, c’était sa modernité. En présentant de nombreuses rétrospectives de son œuvre dans le monde, je me rends compte à quel point elle est proche des jeunes générations qui se reconnaissent en elle. C’est comme s’il y avait une filiation et qu’elle était une sorte de grand-tante qui ne les juge pas.
Dans la dernière partie de sa vie, elle s’est beaucoup remise en question et s’est beaucoup amusée d’elle-même avec toutes ces petites caricatures amusantes, ce qui est assez inhabituel pour une vieille dame. Elle est devenue ce petit personnage avec une coiffure vanille-fraise qui lui permettait d’être facilement identifiée par les jeunes générations. Elle était parfois un peu indigne et politiquement incorrecte, mais ce n’était pas un postulat de vie, c’est plutôt une trace qu’elle a laissée.
Pourquoi y avait-il ce décalage entre son personnage public de gentille petite dame colorée et les thèmes très sombres de ses films, la mort, le suicide, la maladie, l’avortement ?
“Je n’accepte pas certains schémas stupides et je m’amuse à observer les mœurs culturelles”, aimait-elle dire. Dans ses films, elle abordait des sujets de société de manière très contemporaine et se posait des questions auxquelles elle n’avait pas la réponse. Dans Le Bonheur, interdit aux moins de 18 ans au moment de sa sortie, elle se demandait si on peut vraiment aimer deux femmes à la fois. Dans L’une chante, l’autre pas, elle assumait de dire qu’une femme peut abandonner son enfant à son père, c’était très culotté pour l’époque et ça l’est toujours. Ce film est d’une modernité incroyable, il y a cette sororité qui est très belle.
“Je n’ai pas de film préféré d’Agnès Varda, car c’est un peu comme si j’avais plein d’enfants”
Quel souvenir gardez-vous de la production de son ultime documentaire, Varda par Agnès, qu’elle a imaginé comme ses adieux au cinéma ?
Ce dernier documentaire était une sorte de leçon de cinéma, même si je n’aime pas le terme de leçon car il implique un jugement. On voulait qu’elle parle de son cinéma de son vivant, car si des personnes font et feront des documentaires sur elle, il fallait qu’elle nous donne elle-même les clés pour comprendre sa ciné-écriture. On a tourné Varda par Agnès à une période où elle était très malade, elle a été très courageuse d’aller jusqu’au bout et de le présenter à la Berlinale en 2019. Je me souviens d’une grande fête, où tout le monde a beaucoup bu, sauf elle qui ne buvait pas.
À la fin de sa vie, elle savait qu’elle allait mourir de son cancer des poumons mais elle gardait une véritable énergie qui a forgé notre respect. J’aimais tellement sa simplicité malgré son immense carrière. Elle est la seule femme qui ait eu les trois grands prix de cinéma, le César d’honneur, la Palme d’honneur et l’Oscar d’honneur. Et j’espère bien qu’elle en aura d’autres à titre posthume.
Quel était son rapport à ces récompenses ?
Quand on est rentrés des États-Unis après la cérémonie des Oscars, elle a mis sa statuette dans son bagage cabine. Quand les gardes-frontières ont compris pourquoi son sac sonnait, on a tous beaucoup ri. Bien entendu, elle était honorée de recevoir ces récompenses, mais elle en a toujours profité pour faire des discours très engagés. Car durant toute sa carrière, elle a eu du mal à trouver les financements pour produire ses films. Quand elle a reçu la Légion d’honneur, elle a envoyé un fax au ministère de la Culture où elle avait écrit “échange des décorations contre argent”. Elle voulait moins d’honneur et plus d’argent. Et ils lui ont donné de l’argent !
(© Louis Lepron)
“On a environ 27 000 négatifs de ses photos et je n’en connais qu’un tiers”
Elle n’aimait pas non plus cette étiquette de “réalisatrice de la Nouvelle Vague” ?
Elle a tourné son premier film, La Pointe courte, en 1954 et le terme de “Nouvelle Vague” a été inventé bien après par un critique américain. Elle a été précurseure d’un mouvement cinématographique initié par des apprentis cinéastes, critiques aux Cahiers du cinéma qui voyaient quatre films par jour à la Cinémathèque. Agnès ne faisait pas vraiment partie de cette bande. Mais grâce à sa liberté de ton, elle n’était jamais là où on l’attendait et elle s’est créé son propre corpus cinématographique très personnel. “J’aime mieux la rêverie que la psychologie, j’aime passer du coq à l’âne, m’amuser avec le hasard, des moments d’émotion, des moments furtifs, des choses qui passent”, disait-elle.
Avez-vous un film d’Agnès Varda préféré ?
C’est difficile de répondre à cette question, car c’est un peu comme si j’avais plein d’enfants. Pendant un certain temps, je dois m’occuper davantage d’un film, puis je passe à un autre car on l’a un peu oublié. Et puis, j’ai été élevée avec ces films et je ne les perçois pas de la même manière suivant mon âge. Ils me rappellent aussi des moments bien précis de ma vie et certaines émotions qu’ils ont provoqué chez moi.
“Grâce à sa liberté de ton, elle n’était jamais là où on l’attendait et elle s’est créé son propre corpus cinématographique très personnel”
Vous avez aussi tourné dans ses films. Certains sont-ils reliés à des souvenirs de tournage particulièrement heureux ?
Je n’ai jamais voulu être actrice. Je détestais être devant la caméra. Mais malheureusement, on ne pouvait pas résister à Agnès, à sa drôlerie, à son intelligence et à son autorité…
Serait-elle heureuse de voir ses films sur Netflix aujourd’hui ?
Je n’aime pas parler à sa place mais moi, Rosalie Varda, je suis très heureuse que nos films soient présents sur tous les supports possibles. Aujourd’hui, dire que les films de patrimoine, terme très pompeux que je n’aime pas beaucoup, doivent être vus en salles de cinéma, ce n’est pas la réalité. On veut que les jeunes générations s’intéressent aux films et s’il faut aller les chercher sur Netflix, on y va. Il faut qu’ils soient partout car c’est aussi par le choix qu’on voit un film et il ne faut pas aller contre la technologie. De toute façon, un bon film reste un bon film et la transmission des bons films, c’est le cœur de notre activité à Ciné-Tamaris.
(© Louis Lepron)
Les photos d’Agnès Varda seront exposées du 14 janvier au 5 mars 2022 à la Galerie Nathalie Obadia, rue Charles Decoster 8 à Bruxelles, dans le cadre de l’exposition “Calder, Richier, Schlegel, Székely par Agnès Varda”.
Entretien conduit avec Louis Lepron.