On est allé à la rencontre d’Evil Grimace, membre du label Casual Gabberz, et créateur de ce style hybride entre rap français et techno hardcore.
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Parmi les genres émergents sur Soundcloud, on peut constater de plus en plus de sons estampillés “frapcore”. Mais qu’est-ce donc que le “frapcore” ? Sorte de mélange savamment dosé entre rap et techno hardcore, ce genre gagne de l’importance sur la scène française, notamment grâce à l’accessibilité et la visibilité offertes par la plateforme Soundcloud. Et en particulier à Paris, sous l’impulsion du label Casual Gabberz, qu’on a notamment pu voir à Dour en 2017 ou encore à l’édition 2018 de Rock en Seine.
Pour en savoir plus, on a donné rendez-vous à Evil Grimace, membre du crew et créateur de ce style singulier. Alors qu’on doit se retrouver dans un café, le bonhomme a trouvé un disquaire et chine les vinyles. Preuve s’il en fallait qu’on ait avant tout ici affaire à un passionné de musique. Durant près de deux heures, on a évoqué son parcours, sa nostalgie du rap français, la démocratisation de la techno hardcore ou encore son album à paraître prochainement. Rencontre avec un véritable expérimentateur musical.
©Emilie Royer
Konbini | Hello Evil Grimace ! D’où il vient ce pseudo ?
Si tu cherches sur Internet, tu verras qu’Evil Grimace, c’est le nom d’un vieux personnage de McDonald’s. Peu de temps après son apparition, ils l’ont renommé simplement en “Grimace” parce qu’il faisait trop peur aux enfants dans sa version Evil, avec ses quatre bras – c’est le gros violet là. Moi qui suis un peu un geek, pop culture, j’ai bien kiffé l’histoire et ça sonnait bien donc je l’ai gardé.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, tu as un point commun avec Roméo Elvis.
Ouais carrément ! On voudrait tous les deux être sponsorisés par Lacoste [rires]. À la base, je voulais un avatar pour garder le flou et ne pas me mettre trop en avant, un pote m’a dessiné le crocro en référence aux casquettes bananes et survêtements Lacoste qu’on portait à l’ancienne, fin des années 1990. C’est le rap de cette époque-là qui m’a marqué et influencé, celui avec lequel j’ai grandi.
© Stéphane Guédras
Tu fais donc du “frapcore”. Comment tu décrierais ça ?
J’ai pas été chercher super loin. En gros, le mot vient d’une contraction de “french rap hardcore”. Donc, c’est tout simplement du rap français et de la techno hardcore. Le nom devient plus explicite quand tu sais ça, rap français et hardcore mélangés : c’est le frapcore.
Comment ça t’est venu cette idée d’associer ces deux genres ?
C’est un peu une expérimentation. Ça faisait longtemps que je ne faisais plus de son, sachant que j’ai principalement fait des instrus de rap. J’ai eu envie de me remettre à faire de la musique et j’ai commencé à m’intéresser à de nouveaux trucs de mon côté. L’un de mes points de départ a été Chicago Tek d’Umbertron, des tracks genre hard house/jumpstyle mais avec des “kicks modernes”. De fil en aiguille, j’en suis arrivé à écouter du early jump, du millenium, du doomcore puis plein de sous-genres de la techno hardcore. C’est tout ça qui m’a donné envie de refaire du son. Quand je m’y suis mis, j’ai voulu mélanger ça avec mes influences, j’ai tafé un morceau avec des cuts d’une a capella de LIM (“Moi aussi, je veux baiser la p*te de la République”, ndlr). Une semaine plus tard, ça a donné la track “3L”.
Ça t’a étonné que cette “expérimentation” fonctionne ?
Grave, je ne m’attendais pas du tout à ça. J’étais déjà content avec une centaine d’écoutes sur Soundcloud, et quand je vois le nombre de “plays” maintenant, je suis toujours choqué. Ça fait genre quinze ans que je fais du son, et c’est en testant un truc improbable, que ça se met à marcher [rires]. Avec le recul, je pense que ça répondait à une demande, il fait la passerelle entre deux styles à priori incompatibles, le rap et la techno.
Tu viens du milieu du rap donc ?
Ouais, clairement. Je n’ai jamais été un connaisseur de musiques électroniques, même si j’aimais ça. J’ai eu mes premières accroches grâce à des producteurs comme Para One ou DJ Mehdi, qui produisaient du rap avec des sonorités et influences électroniques. Je pense que j’y ai toujours été sensible, sans jamais vraiment creuser. J’avais déjà assez à faire avec le rap.
Tu faisais des prod’ ?
J’ai commencé par le scratch. Tous les samedis, j’écoutais une émission dédiée à la scratch music, “Générations DJ” sur 88.2. Je me disais : “Comment ils font ces sons-là ? Je veux faire la même.” J’ai réussi à acheter un peu de matos, et j’ai commencé à m’entraîner avec des cours sur cassettes VHS, pas de YouTube à l’époque toi-même tu sais (rires). Ensuite, j’ai pris des cours de MAO. Tout de suite, ça a été la révélation, trop de possibilités ! Je samplais et rejouais tout ce qui passait, des voix, des breaks, drums, bass, mélodies, notes, etc. Je me faisais mes propres banques de sons puis j’ai vite commencé à faire des instrus pour des mecs de mon lycée. Je fonctionne comme ça encore aujourd’hui : je sample à fond, je suis pas trop un mec des VST [“Virtual Studio Technology”, ndlr].
Tu considères que tu t’es adapté à l’époque ?
Pas vraiment, en tout cas ce n’était pas ma démarche. Je voulais juste me faire plaisir. Evil Grimace, c’est un peu une résultante de tout ce que j’ai fait pendant quinze ans de son. On voit le côté rap et le côté techno hardcore, mais il y a d’autres influences qui ressortent. Par exemple, tu peux retrouver de la compo en arpège, et ça c’est un truc que je faisais beaucoup vers 2010, au moment où j’achetais des vieux synthés et que j’étais à fond dans les harmonies. Il y a clairement ça aussi sur “Malware”, la track que j’ai faite sous l’alias Kapersky. Les phases que je fais dans mes morceaux, le séquençage, ma manière de découper, de caler les voix, etc. Ce n’est pas nouveau, c’est aussi des choses que je faisais avant.
Qu’est-ce que le rap apporte à la techno ? Et qu’est-ce que la techno apporte au rap ?
Le rap, ça permet déjà de mettre des voix et des lyrics – d’autant plus que c’est en français. C’est quelque chose où tu vas pouvoir chanter, qui va peut-être te rester plus dans la tête que juste une mélodie ou un rythme techno. Ça va peut-être appuyer un peu plus le moyen mémo-technique pour se repérer aux tracks. Et la techno hardcore, elle, apporte le côté “patate”. Ça donne un morceau de rap sur lequel tu peux te défouler quoi !
La transition du rap à la techno ne doit pas être forcément évidente.
C’est pas vraiment une transition, je ne passe pas catégoriquement d’un truc à un autre. Mais c’est vrai que mes référentiels ont complètement changé. Un morceau de rap où je trouvais que ça bougeait, maintenant je me dis “ouais, c’est un peu mou”. Le côté techno hardcore, ça booste le truc.
Quels seraient les points communs du rap et de la techno ?
Il y a trop de techno différentes et trop de rap différents. Ce qui m’intéresse, c’est l’aspect un peu extrême des deux. C’est pour ça que je prends de la techno hardcore et des rappeurs un peu…
… hardcore ?
Ouais, voilà, c’est pareil ! Le mot “hardcore”, il existe dans le rap depuis toujours. Tu écoutes plein d’albums de rap de l’époque, les mecs disent “hardcore” dans tous leurs morceaux [“Hardcore” d’Ideal J, ndlr]. “Hardcore” pour moi, c’est repousser les limites.
T’écoutes de la techno hardcore sans rap donc ?
Maintenant oui, même si je suis toujours à la ramasse, je continue lentement de faire ma culture. J’aime particulièrement les morceaux où t’as des mélodies mélancoliques et derrière, t’as la puissance de gros kicks distordus, ça crée une ambiguïté qui me parle. C’est ce que j’ai essayé de faire sur “Pour mes gens” par exemple.
T’aimerais combiner le rap avec d’autres types de techno hardcore ? Si j’ai bonne mémoire, on a eu le droit à quelques secondes de frenchcore (sur “3L” justement) à Rock en Seine.
Yes, c’est un remix qu’on va sortir bientôt ! Quand j’ai commencé à faire ça, je n’y connaissais rien et j’ai fait plein de trucs sans savoir dans quel style précis j’avais pioché. C’est après que j’ai appris que c’était des influences “frenchcore”, “hardstyle”, “speedcore”, etc. Je suis toujours en train d’apprendre d’ailleurs, mais quelque part ça me plaît aussi de ne pas être trop pointu, ça m’aide à créer, à ne pas m’enfermer dans un style trop précis.
Tu as réussi à capter un vrai public alors que le gabber peut rapidement rebuter les fans de rap, et le rap peut également déranger les adeptes de la techno hardcore traditionnels. C’est qui ton public aujourd’hui ?
Le public est large. Je connaissais plein de gens qui écoutaient du hardcore et du rap à la fois, et eux ont apprécié le mélange. Les gens qui écoutent de la techno, ça m’étonne moins qu’ils kiffent contrairement à ceux qui n’écoutent que du rap. Le rap t’as tout un truc qui est très cliché, je l’ai vécu à l’époque. C’était “tu fais du rap ou de la techno”, mais pas les deux, un peu comme le skate et le roller [rires]. Aujourd’hui les gens écoutent de tout, ils sont ouverts sur plein de trucs grâce à la facilité d’accès sur le net.
Tu samples autant des classiques du rap français que des sons plus diggers.
Tout ce que je sample, c’est des morceaux qui m’ont plu. Quand je fais un remix de “Tonton du Bled” de 113, forcément je suis pas le seul à qui ça a plu, mais quand tu pars sur du LIM, je sais qu’à l’époque tout le monde n’appréciait pas. Il y a des gens qui aiment le rap sans aimer LIM, c’est déjà un niveau au-dessus dans l’underground [rires].
T’as utilisé plusieurs sons de Booba. T’es un fan ?
Fan de Lunatic avant tout, et forcément fan de Booba. Respect. Je trouve qu’il a grave bien mené sa barque. Après il a pu être décrié sur plein de trucs, mais tout ce qu’il fait, il le fait bien. Il n’a plus rien à prouver, il est un niveau au-dessus depuis 1995.
Et Rim’K ?
C’est pas pareil, même quand il fait des trucs un peu plus commerciaux, il garde ce truc très ter-ter, comme LIM. Le vécu est ancré dans la voix.
T’es fan de rap français old school uniquement ou tu t’intéresses aussi à des trucs qui se font maintenant ?
À l’époque, j’écoutais tout ce qui était chez Time Bomb, Hostile, 45 Scientific, Arsenal, Néochrome… C’était une scène qui était assez facilement identifiable. C’était comme Street Fighter, chaque rappeur avait son truc, son petit créneau, son style, ses visuels. T’allais à la Fnac et tu lâchais ton biff sans avoir écouté une seul track de l’album. Au rayon rap français, t’avais plein de choses mais c’était quand même quantifiable. Maintenant, c’est impossible, il y a trop de rappeurs, je suis du-per [rires]. J’essaie de m’intéresser. Après je n’écoute peut-être pas les bons artistes aussi.
Pour l’instant tu ne samples que du rap français. Est-ce que ça te tente de le faire avec du rap US ?
J’y ai déjà pensé, mais je le ferais peut-être sous un autre alias. Pour l’instant, je tiens à rester sur le truc que j’ai lancé. Et puis on ne m’a pas attendu pour ça [rires].
Est-ce qu’on assiste selon toi à une recrudescence de la techno hardcore ?
Il y a quand même un “effet de mode”, mais le gabber qui revient, ce n’est pas le gabber original. Je pense qu’avec Casual Gabberz on est appréciés parce qu’on fait un gabber hybride. On l’a mélangé avec des influences club, moi avec du rap français, d’autres avec de la pop, etc. C’est cette nouveauté qui le remet au goût du jour.
Au-delà de ça, les gens ont envie d’aller dans des extrêmes. Ça se voit vestimentairement, dans les mentalités, dans les comportements en général. Quand ils vont se mettre une race, ils vont se la mettre clairement, et maintenant ils ont la musique qui va avec. On a besoin de plus, et la techno hardcore répond à ça. On se sent de plus en plus étouffé par plein de trucs, on a besoin de se défouler. Après, on se retrouve en mode “là j’ai ma soirée, je ne vais pas me la faire à moitié”.
Quelle est la frontière entre techno hardcore et bourrage de crâne avec le plus de bpm possibles ?
Il n’y a pas de frontière. J’ai commencé avec des bpm à 140/150, alors que maintenant quand j’écoute un truc à 200, ça ne me fait plus rien. Il y a quatre ans, je disais “wah ils sont chéper les mecs”. Aujourd’hui par exemple, je ressens la même chose quand j’écoute du breakcore ; c’est trop pour moi. Mais je sais que si j’en bouffe, je vais finir par trouver ça normal. Tu comprends mieux la musique quand tu la produis, à force d’écouter, tu t’habitues et repousses tes limites de la “normalité”.
C’est pour ça que l’apprentissage de la techno est assez progressif.
Il est progressif, et il est infini aussi. Le temps que tu fasses ton apprentissage, il y a d’autres trucs qui se seront créés. Quand je fais écouter “3L” à certaines personnes, ils me disent que c’est un truc de bourrin. Alors que même moi quand je l’écoute maintenant, je le trouve trop lent. J’ai eu des réactions inattendues, genre un mec qui m’a dit “mon bébé s’endort sur ta musique” ou une daronne qui m’a dit “je suis fan, et ma fille aussi”. Je suis assez content d’avoir réussi à attirer des gens vers ces styles-là.
Avec Casual Gabberz, vous avez sorti la compil’ Inutile de fuir l’année dernière.
Ouais, c’était le premier projet du label. On a eu une belle couverture médiatique et la validation de pas mal de gens. Quand t’as des légendes comme Marc Acardipane qui nous dit “on a besoin de gars comme vous, ça donne un nouveau souffle” ou encore Manu le Malin qui t’envoie un message sur Facebook genre “c’est lourd votre film et votre taff”, ça fait zizir ! La compil’ est accompagnée du film Inutile de fuir réalisé par Kevin El Amrani, ça a aussi été une porte d’entrée sur ce qu’on faisait pour pas mal de monde.
Il vient d’où ce nom d’ailleurs, Inutile de fuir ?
Il y a longtemps – quand j’étais pas encore dans le crew – les gars avaient fait un flyer vidéo stylé années 1990 pour une soirée à la Machine du Moulin Rouge. Ils avaient spécialement fait appel à “une voix” qui faisait des pubs TV à l’époque. Donc dans la vidéo il y avait des phases de ouf [rires]. À la toute fin, ça disait : “Casual Gabberz Reloaded… INUTILE DE FUIR”. On a décidé de réutiliser ça, ça veut tout dire.
Et sinon ton album, c’est pour quand ?
J’avais annoncé cet hiver, mais il va prendre plus de temps que prévu… Je ne me mets pas la pression car je sais que ça va pas être productif. Cet album est important pour moi, j’ai vraiment envie d’en être satisfait, fier. Je pars sur environ seize pistes. Dans la structure, je n’ai pas envie d’être trop formaté. Je veux qu’il ait sa patte, comme certains vieux albums de rap français. Je sais ce dont j’ai envie, j’ai des tracks sous le coude mais je n’ai pas tout bouclé, il me reste des pistes à exploiter pour ne pas avoir de regrets. En tout cas, quand tout sera fini… T’inquiète !