Les questionnements des trentenaires d’hier et d’aujourd’hui sont au cœur des préoccupations cinématographiques du moment : Julie (en 12 chapitres), Les Olympiades et aujourd’hui Tick, Tick… Boom! sont autant de films magnifiques sur ce difficile passage à l’âge adulte. Si, en France, la culture du musical est bien moins prégnante qu’aux États-Unis, le destin extraordinaire de Jonathan Larson, mise en images et en chansons dans Tick, Tick… Boom!, touchera lui aussi une corde sensible.
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Jonathan Larson. Vous ne connaissez probablement pas son nom, mais il est l’auteur-compositeur de génie qui a signé l’une des plus grandes comédies musicales de tous les temps : Rent (“loyer” en anglais), transposition de La Bohème de Puccini, à New York, dans les années 1990, alors que le sida faisait des ravages dans la Grosse Pomme. Cette ode au temps qui passe et à une jeunesse new-yorkaise désargentée est restée douze ans à l’affiche à Broadway, du 29 avril 1996 au 7 septembre 2008.
Mais comme l’annonce, en creux, le titre du film de Lin-Manuel Miranda, et plus frontalement, son prologue, Jonathan Larson ne prendra jamais la mesure de son succès, ne recevra pas en mains propres ses multiples Tony Awards ou son prix Pulitzer de l’œuvre théâtrale et ne saura pas non plus que l’enregistrement de Rent sera le disque le plus vendu de l’histoire de Broadway. Il mourra le matin de l’avant-première d’un anévrisme aortique, à l’âge de 35 ans.
Tick, Tick… Boom! est une œuvre au carré : une comédie musicale sur un auteur de comédie musicale qui planche sur sa prochaine comédie musicale, réalisée par un auteur de comédie musicale. Si l’on est peu amateur du genre, le projet peut donner des allergies. Mais cette pièce montée est en réalité un exercice de style exécuté avec soin et une magnifique mise en abîme qui convoque, pêle-mêle, l’urgence de la création, l’angoisse du vide, les galères financières, l’amour et l’amitié. On rembobine.
Un biopic aux allures d’hommage
New York, début des années 1980. Le jour, Jonathan Larson est serveur dans un diner de SoHo, le Moondance, pour payer le loyer du miteux appartement sans salle de bains qu’il partage avec deux amis colocataires. La nuit, il travaille avec acharnement sur l’écriture de son musical futuriste, Suberbia, inspiré de 1984, le roman dystopique de George Orwell.
En parallèle, il compose 30/90, renommé Boho Days, sorte de “monologue rock” semi-autobiographique sur la difficulté d’avoir 30 ans dans les années 1990 et il couche sur papier musique ses états d’âme de créateur trentenaire. Il renommera finalement cette œuvre achevée mais jamais véritablement produite Tick, Tick… Boom! en référence à l’urgence créatrice qui l’animait à l’approche de cette fatidique trentaine, hanté par la peur de n’avoir rien accompli, comme s’il savait intimement qu’il ne vivrait pas vieux.
C’est le matériau protéiforme de Tick Tick… Boom! qui sert de fil narratif à la version de Larson interprétée par Andrew Garfield. De Rent, il ne sera pas question dans le film. Pour retranscrire toute la fantaisie de l’univers de la comédie musicale, Lin-Manuel Miranda a choisi un acteur toujours à la limite d’en faire un peu trop. Mais l’excentricité de l’ancien Spider-Man sied à Jonathan Larson et, chaussé de ses vieilles Converse, Garfield signe l’une des meilleures performances de sa carrière (aux côtés de Tu ne tueras point et Under the Silver Lake), passant du rire aux larmes et du chant à la danse, avec une aisance qu’on n’aurait pu lui soupçonner.
Les chansons de Tick, Tick… Boom! s’entremêlent, parfois jouées sur scène par Garfield, son orchestre et Vanessa Hudgens, parfois mises en miroir de son quotidien. Écrites il y a plus de trente ans, ces chansons sont toujours aussi actuelles : hymne à la vie de “boho”, fantasme d’un appartement spacieux en haut d’une tour de Manhattan, ou incompréhension d’une romance moderne.
Dans la vraie vie, Larson les interpréta sur scène au début des années 1990, encouragé par son mentor Stephen Sondheim, l’auteur notamment de West Side Story. Cette pièce ovniesque ne lui offrira pas le succès escompté mais elle tapera dans l’œil du producteur Jeffrey Seller qui, plus tard, conduira Rent à Broadway.
Mais ce ne sont ni Sondheim ni Seller qui lui prodigueront le conseil qu’il attendait sans le savoir. C’est Rosa Stevens, son agent, interprétée par Judith Light dans le film. À l’issue de la représentation en demi-teinte de Suberbia, elle conseillera à son petit protégé de commencer à plancher sur son autre projet, “parce que c’est ça, être un auteur” et surtout, d’écrire sur ce qu’il connaît. Et c’est ainsi que naîtra Rent, sa bohème new-yorkaise ternie par les années sida, immense succès posthume.
Lin-Manuel Miranda, auteur des comédies musicales In the Heights et Hamilton, a lui-même interprété Jonathan Larson dans une reprise de Tick, Tick… Boom! au New York City Center en 2014. Il signe pour Netflix sa première réalisation et sait qu’il doit beaucoup à Larson. Ce biopic musical qui va et vient entre la scène, la vie, la réalité et la fiction prend donc aussi des allures d’hommage.