Le 24 décembre 2014, Megumi Igarashi est inculpée pour avoir enfreint la loi japonaise sur l’obscénité. Elle risque deux ans de prison et une amende de 2,5 millions de yens, avant d’être finalement condamnée à verser 400 000 yens. Le motif de son arrestation ? La création d’un “kayak-chatte” (Man-Boat) une embarcation imprimée en 3D à partir de la modélisation de sa propre vulve.
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Après avoir financé son projet avec une campagne de financement participatif, l’artiste tokyoïte a remercié ses donateur·rice·s avec les fichiers contenant les données 3D de son sexe… ce que la police a perçu comme relevant de la diffusion de contenu “indécent”. “La police japonaise n’a aucune compréhension ni aucune éducation en matière d’art”, résume l’artiste.
Sexe partout, sexe tabou
Spécialiste de “l’art vaginal”, Megumi Igarashi se fait aussi appeler “Rokudenashiko”, qui signifie “bonne à rien” ou “mauvaise fille”. Son attrait pour le motif du manko (“chatte”, en argot japonais) remonte à une prise de conscience : “Un jour, j’ai remarqué que beaucoup de dessinateurs illustraient leurs expériences sexuelles, mais aucune femme au Japon ne dessinait ses organes sexuels. Bien que j’aie trouvé des œuvres d’art féministes reprenant le motif du manko, ces œuvres avaient l’air tristes, sombres et sévères, elles semblaient vouloir transmettre l’idée que la condition féminine est douloureuse”, retrace Megumi Igarashi, qui décide de devenir la première dessinatrice de manko.
© Megumi Igarashi
Le Japon est en effet ambivalent en matière de sexualité : les love hotels font partie intégrante du paysage ; l’industrie pornographique, massive, génère 380 millions de dollars de revenus ; il existe des offices de tourisme du sexe ; le nyotaimori consiste à manger des sashimis et sushis sur le corps nu d’une femme… mais la loi sur l’obscénité interdit la représentation des parties génitales, souvent pixellisées dans les productions porno. Les pénis sont toutefois représentés dans la pop culture et même célébrés comme lors de la Kanamara matsuri (“fête du pénis de fer”), un événement religieux où les phallus sont omniprésents, dans des sucettes, lunettes, déguisements ou sculptures géantes…
Invisibilisées, les vulves sont en revanche absentes, dans l’art comme dans la culture. Cette différence de traitement s’observe également dans l’espace médiatique où il est autorisé de prononcer le mot d’argot “chinko” qui désigne le pénis, mais pas son équivalent féminin, “manko”. “Si le mot ‘chatte’ est prononcé par une célébrité féminine à la radio ou à la télévision, elle est obligée de quitter son emploi. Les hommes, eux, y sont autorisés”, dénonce Megumi Igarashi.
Des vulves pop et joyeuses
C’est par le prisme de l’humour et de la pop culture que l’artiste tokyoïte a décidé de s’attaquer au tabou autour du sexe féminin, qu’elle décline sous des formes diverses et quotidiennes. L’artiste crée des dioramas qui donnent à voir des paysages sur des moulages en plâtre de sa vulve, mais aussi des télécommandes, des bijoux, des coques de téléphone… en forme de vulve, évidemment. Avec ses Deco-man (“chattes décoratives”, le suffixe “man” renvoyant à “manko”), Rokudenashiko donne à voir des vulves pop colorées et surtout, très mignonnes.
© Megumi Igarashi
“Quand j’ai réfléchi à la raison pour laquelle le manko du corps féminin était considéré comme tabou et impur au Japon, j’ai pensé que c’était parce que c’était quelque chose dont les gens ne se sentaient pas proches. Je pensais que si nous collaborions pour faire du manko quelque chose de mignon, pop et décontracté, les gens s’habitueraient à le voir et sa mauvaise image pourrait être évacuée.” Dans le genre mignon, l’artiste a notamment créé Manko-Chan (“chan” étant un suffixe affectif surtout utilisé pour les bébés ou les enfants), un personnage adorable à la silhouette de vulve, que l’on retrouve sous forme de peluche, de porte-clés, de patch et de figurine.
En 2014, Megumi Igarashi passe à une échelle supérieure et crée un kayak qui, à y regarder de plus près, est modelé selon les plis de son sexe et qui lui vaut deux arrestations par les autorités japonaises. “La police n’a pas compris mon art et m’a arrêtée en tant que ‘femme qui veut gagner de l’argent en faisant des choses dégoûtantes’, alors que j’étais en train de faire l’art et de dénoncer l’obscénité autour des organes génitaux féminins”, raconte Rokudenashiko qui a, par la suite, créé un jeu de rôle en ligne autour de la détention. Dans son documentaire #Female Pleasure, Barbara Miller suit le parcours de cinq femmes engagées pour la sexualité féminine à travers le monde, dont le procès de Megumi Igarashi.
Megumi Igarashi dans son Man-Boat. (© Megumi Igarashi)
Sans pixels et sans honte
Deux ans plus tard, l’artiste et fervente défenseuse des vulves publie What is Obscenity? The Story of a Good for Nothing Artist and her Pussy (“Qu’est-ce que l’obscénité ? L’histoire d’une artiste bonne à rien et de sa chatte”), un manga dans lequel elle questionne les tabous autour du sexe féminin. Ce récit aborde également sa labiaplastie, une chirurgie esthétique qui consiste à réduire la taille des petites lèvres de la vulve. “J’ai subi cette opération inhabituelle parce que je voulais l’utiliser comme matériau pour mon manga. Mais après avoir fait une bande dessinée sur cette opération, j’ai réalisé que le public réagissait beaucoup plus que ce à quoi je m’attendais. L’idée de faire de l’art vaginal était naturelle pour moi, mais le public a été tellement choqué que j’ai décidé qu’il fallait en faire plus”, retrace Rokudenashiko.
En 2016, la labiaplastie était l’opération de chirurgie esthétique ayant connu la plus forte croissance mondiale (+45 %), tandis que le Japon se situait en troisième position des pays faisant le plus de chirurgies esthétiques selon la Société internationale de chirurgie esthétique (ISAPS). Avec leur apparence légère et joyeuse, les dioramas, les goodies, le kayak-chatte et le Manko-Chan de Megumi Igarashi se fondent dans la pop culture japonaise et normalisent enfin les représentations de corps féminins. “Comme je fais des œuvres d’art ayant la forme de mes propres parties génitales, je me suis habituée à voir ma vulve. Cela m’a aidée à surmonter la honte et la souillure que je pouvais potentiellement ressentir envers mon corps.”
© Megumi Igarashi