On a rencontré Masashi Kishimoto et Mikio Ikemoto, les créateurs de Naruto et Boruto, pour discuter de Kaiju, Mœbius et ninjutsu

On a rencontré Masashi Kishimoto et Mikio Ikemoto, les créateurs de Naruto et Boruto, pour discuter de Kaiju, Mœbius et ninjutsu

Image :

© Shūeisha/Kana

photo de profil

Par Adrien Delage

Publié le , modifié le

C’était fou, et les deux mangakas sont revenus avec nous sur l’histoire du ninja espiègle le plus célèbre de la pop culture.

Quand j’arrive au Grand Rex pour une certaine interview, le lieu est déjà très animé. En entrant dans les coulisses par une porte dissimulée, j’entends les bruits sourds d’un orchestre en pleine reprise, qui interprète des morceaux adaptés des openings des animes Naruto et Boruto. L’excitation est à son comble, les fans sont en transe pour cette “Konoha Experience” qui rend hommage aux deux célèbres mangas ce dimanche 25 août, dans cette sublime salle de cinéma et de spectacle située dans le 2e arrondissement de Paris.

À voir aussi sur Konbini

En traversant ses sous-sols labyrinthiques, croisant au passage plusieurs délégations japonaises, j’essaie de garder mon calme et de camoufler mon excitation, puisque je serai, dans quelques minutes, face aux deux hommes à qui l’on doit toute cette frénésie ambiante : Masashi Kishimoto et Mikio Ikemoto. Les deux créateurs de Naruto et Boruto, deux mangakas adorés aux quatre coins du globe, enfin en voyage dans nos contrées pour un événement exceptionnel. En effet, la dernière rencontre de M. Kishimoto et ses fans hors du Japon remonte à 2015, pour la Comic-Con de New York, histoire que vous saisissiez pleinement le caractère exceptionnel de la situation.

Coup de chance, mon boss ne s’y connaît pas assez en manga pour s’occuper de l’interview, et mon collègue adoré François, expert en manga, est en vacances à ce moment-là. L’opportunité de cette rencontre unique revient donc entre les mains de votre serviteur, qui a découvert Naruto à 13 ans, juste après Dragon Ball, Slam Dunk et Saint Seiya. Autant vous dire que l’émotion et la nostalgie sont bien présentes, et qu’il faut souffler un bon coup avant d’attaquer l’interview. Allez, on prend la pose méditative de Shikamaru et on se lance.

Konbini | Est-ce que vous vous souvenez de vos premiers dessins en tant que mangaka ?

Masashi Kishimoto | J’en ai un vague à souvenir, mais à mon avis c’était une couverture du Jump.

Mikio Ikemoto | Moi aussi c’était pour le Jump, mais j’avais juste fait une petite illustration sur la couverture.

Est-ce que vous aviez des modèles quand vous étiez plus jeunes ?

(La traductrice me regarde avec un sourire aux coins des lèvres quand je lui fais signe que j’ai compris sans traduction) M. K. | Sensei Toriyama et Dragon Ball quand j’étais à l’école primaire, et plus tard c’était Katsuhiro Ōtomo [l’auteur d’Akira et Steamboy, ndlr].

M. I. | C’est pareil pour moi, mais j’ai commencé avec Dr Slump de sensei Toriyama. J’adore le personnage d’Aralé.

Revenons dans les années 1990, aux origines de Naruto. Comment est née l’idée de cet univers de ninjas ?

M. K. | Quand j’étais enfant, je vivais à la campagne et il y avait une réserve de Jieitai à côté de chez moi, les forces spéciales japonaises. C’était un lieu d’entraînement, un peu caché dans la montagne. Je n’avais pas le droit mais j’aimais bien les observer discrètement, je me prenais au jeu et j’assistais à leurs entraînements.

J’avais envie de les dessiner mais je trouvais les Jieitai un peu trop modernes. J’avais une préférence pour les univers d’autrefois, moyenâgeux, alors j’ai imaginé des ninjas à la place. C’est là où j’ai eu un déclic. Il y a ensuite eu la publication du one-shot dans le Weekly Shōnen Jump [à l’été 1997 dans le Akamaru Jump, et disponible dans le Naruto édition Hokage vol 1 ndlr], et tout s’est emballé.

Est-ce qu’il y a une œuvre ou une figure de ninja qui vous a inspiré pour l’univers de Naruto ?

M. K. | Dans la littérature, je pense à Kōga ninpō chō de Fūtarō Yamada [paru sous le titre Shinobi en France, aux éditions Calmann-Lévy, ndlr]. Je l’avais lu sur les conseils de mon éditeur, c’était très enrichissant. C’est assez commun mais j’aime bien aussi Les Tortues Ninja, même les films. Il y a aussi d’excellents mangas sur le sujet comme Ninkū de Kōji Kiriyama et le personnage de Fūsuke, et Ninja Hattori-kun de Fujiko Fujio.

M. I. | J’ai regardé le film Ninja Assassin de James McTeigue, sur les conseils de M. Kishimoto, et j’ai trouvé ça hyper-classe. J’aime Matrix des sœurs Wachowski aussi.

J’ai lu dans une interview que vous étiez passionné par les Kaijū. Comment cette passion vous a influencé sur Naruto ?

M. K. | J’ai une passion pour Godzilla depuis que je suis à l’école primaire. Mon rêve, c’était de pouvoir un jour dessiner des Kaijū donc il fallait absolument que j’en glisse dans une de mes histoires. À l’époque, au Japon, l’engouement autour des films et des produits dérivés était un peu passé [il n’y a pas eu de films japonais sur Godzilla entre 1975 et 1984, alors qu’il en sortait presque un par an depuis les années 1960, ndlr]. J’étais triste car je n’avais pas d’amis avec qui partager cette passion, mais je lisais plein de livres sur le sujet.

J’aime Godzilla, j’aime Mothra, j’aime King Ghidorah et j’aime même Rodan. Dans Naruto, ça m’a inspiré pour les Démons à Queues [bijū] et les combats à très, très grande échelle.

À quoi ça ressemble une journée type dans vos bureaux ?

M. I. | C’est toujours très intense. On commence avec le nēmu [les esquisses d’une histoire en manga, ndlr] et les premières planches. À ce stade, j’ai le temps de réfléchir à l’histoire, à l’évolution des personnages, aux dialogues, et j’en profite aussi pour enregistrer des idées sur mon iPhone. Ensuite, j’essaie de tout mettre en forme avec le découpage des cases, et là, le rythme devient plus intense. La plupart du temps, quand j’attaque les planches, je bosse du matin au soir. C’est vraiment métro, boulot, dodo [rires].

M. K. | À l’époque de la publication de Naruto, pendant le nēmu, je me réveille, puis je prends des notes, donc à part quand je mangeais ou quand je dormais, j’y pensais constamment. Pour les planches, c’était pareil au final, je travaillais tout le temps, sauf les repas et le sommeil.

© Shūeisha/Kana

Et comment vous occupez votre temps libre justement ? Est-ce que vous avez d’autres passions que le dessin ?

M. K. | J’utilise mon temps libre surtout pour me reposer. Et ces derniers temps, j’ai un peu envie de retourner sur ma console…

M. I. | C’est vrai qu’on aime bien les jeux vidéo tous les deux. Je suis sur The Legend of Zelda en ce moment, mais j’avance doucement. Je m’intéresse à la mode et sinon je joue avec mes chats. J’ai une tradition aussi, je vais tous les mois à Disneyland. Je viens de passer à celui de Paris aussi. Ah, et je regarde une série étrangère en ce moment !

(M. Kishimoto le coupe) M. K. | N’oublie pas de travailler avec tout ça [rires] !

M. I. | J’ai tendance à être un peu trop passionné parfois, et le temps imparti pour faire mes planches a tendance à se rétrécir…

Sur Naruto, quelle était la dynamique de travail entre vous deux ? Est-ce qu’elle a évolué avec Boruto ?

M. K. | Pour Naruto, je me chargeais de l’histoire et du dessin principal. M. Ikemoto, qui était mon assistant à l’époque, s’occupait des arrière-plans. Sa spécialité, c’était les clones. Sincèrement, sur toutes les parties difficiles à dessiner, vous pouvez surtout remercier M. Ikemoto [rires]. Depuis qu’on est passés à l’organisation actuelle pour Boruto, c’est lui qui fait tout, de l’histoire aux dessins.

M. Ikemoto, quels étaient pour vous les éléments indispensables en commençant l’histoire de Boruto ?

M. I. | C’est assez différent de Naruto dans le sens où nous n’avions pas de direction précise, contrairement à Naruto qui veut devenir Hokage dès le premier jour. On a d’abord eu l’idée du personnage de Kawaki, le frère adoptif de Boruto, qui nous a permis de rajouter une profondeur dramatique.

Aujourd’hui, leurs liens ont changé et leur situation s’est inversée, et pour moi il est un personnage beaucoup plus simple pour faire avancer l’histoire.

© Shūeisha/Kana

Dans Boruto, on apprend que Kaguya et le clan Ōtsutsuki sont en réalité des extraterrestres. Est-ce que c’était déjà prévu par M. Kishimoto à l’époque de Naruto, ou est-ce une idée propre à Boruto que vous avez apportée ?

M. I. | Dans Naruto, l’origine de ces personnages n’était pas clairement expliquée. Mais pour moi, dans ma tête, ça l’était depuis le début : ce sont carrément des aliens. Ça m’arrangeait pour l’histoire que je voulais raconter. Après les Grandes Guerres Shinobis, il n’était pas possible de trouver de nouveaux antagonistes sauf des extraterrestres.

Quels sont les personnages de Naruto et/ou Boruto que vous préférez dessiner ?

M. K. | Mon préféré, c’est et ça restera pour toujours Jiraya.

M. I. | Et moi, je pense que c’est Boruto, en jeune homme.

C’est quoi la case dont vous êtes les plus fiers dans Naruto et/ou Boruto ?

M. K. | Pour ma part, c’est la première fois où j’ai dessiné le Multiclonage, dans le premier chapitre. Ça a demandé une vraie préparation psychologique parce que ça voulait dire que, si c’était réussi, j’allais devoir dessiner les clones à chaque fois [rires]

M. I. | Pour moi aussi c’est le Multiclonage, mais je pense plutôt au combat contre Kimimaro. M. Kishimoto est venu me voir dès mon arrivée à l’atelier pour me demander de ne dessiner que beaucoup, vraiment beaucoup de clones dans ces passages. Il m’a demandé d’en dessiner mille ! Et on a compté le nombre de clones à la fin, il y en avait 1 200 [rires].

Quel est votre arc préféré dans Naruto et/ou Boruto ?

M. K. | Je crois que c’est l’épilogue, la conclusion du combat final entre Naruto et Sasuke, où Sasuke admet enfin qu’il a perdu.

M. I. | Dans le cas de Boruto, c’est plutôt une thématique globale qui me plaît. L’inversion de leurs rapports de force entre Boruto et Kawaki je dirais.

En France, on apprécie aussi énormément la saga de Pain.

M. K. | C’est vrai que j’ai hésité à mentionner cet arc aussi.

Il y a un an, vous sortiez le one-shot sur Minato Namikaze, le 4e Hokage. C’était un plaisir de le lire et je vous en remercie. Est-ce que vous avez envie de développer d’autres histoires dans ce style ? Si oui, sur quels personnages ?

M. K. | Pour moi aussi, c’était un plaisir. Et effectivement, j’aimerais en faire d’autres, mais je prends le temps d’y réfléchir. En fait, je me suis basé sur un classement international des personnages réalisé auprès des lecteurs. Minato était le premier. Le deuxième, c’est Itachi… Je le dis à moitié en plaisantant, mais on ne sait jamais.

C’est qui votre personnage de manga préféré, toutes œuvres confondues ?

M. K. | Quand j’étais petit, c’était plutôt Aralé de Dr Slump. Mais quand j’ai grandi, je suis devenu fan de Tetsuo dans Akira. Je le trouvais touchant, il était en retrait et je m’identifiais beaucoup à lui. C’est la même chose avec Krilin dans Dragon Ball d’ailleurs. Il passe sa vie dans l’ombre de Goku à vouloir le dépasser, mais sans jamais y parvenir. Ces deux personnages m’ont sûrement inspiré pour Gaara dans Naruto.

M. I. | Et moi c’est Kaneda d’AKIRA et Josuke Higashikata de la 4 ème saison de Jojo’s Bizarre Adventure. C’est un personnage que j’admire, tout simplement. Je me suis toujours dit que ça serait chouette d’avoir un ami comme lui.

Est-ce que vous vous êtes déjà intéressés à des œuvres de bandes dessinées franco-belges ?

M. K. | Pour être honnête, c’est vrai que je ne connais pas trop ce pan de la bande dessinée. En revanche, j’ai regardé plusieurs interviews de Katsuhiro Ōtomo, où il parlait de Jean Giraud alias Mœbius. Je l’ai découvert au lycée et j’ai fait des recherches sur lui. Mais quand j’ai voulu acheter ses œuvres, je me suis aperçu qu’elles n’étaient pas traduites en japonais, qu’elles coûtaient très cher et qu’elles étaient finalement très difficiles à obtenir.

Quand j’ai commencé à gagner un peu d’argent avec Naruto, j’ai enfin pu mettre la main sur quelques ouvrages. J’aimais beaucoup L’Incal par exemple. D’ailleurs, on peut voir que sensei Ōtomo a été grandement influencé par son style de dessin. J’ai découvert Astérix assez tardivement aussi. Je ne comprenais pas comment un personnage aussi vieux pouvait avoir autant de succès [rires].

J’aime bien le style de Nicolas de Crécy aussi, surtout dans Le Bibendum céleste. Il est très fort en composition et il arrive à dessiner avec plein de matériaux différents, c’est très impressionnant. Je suis souvent ému devant son travail.

© Shūeisha/Kana

M. I. | J’avais 22 ans la première fois que je suis entré dans l’atelier de M. Kishimoto. Dans ma tête, à cette époque, il était évident que sensei Ōtomo était le meilleur dessinateur du monde. Mais en travaillant avec M. Kishimoto, j’ai découvert plein d’artistes internationaux qui avaient inspiré sensei Ōtomo. Il m’a dit qu’Otomo-sensei était aussi inspiré de Mœbius. Je me rappelle très bien de la première fois où j’ai vu les œuvres de Mœbius.

M. K. | Pour nous, ce sont plus que de simples artistes, ce sont de véritables transmetteurs de leur art. Je le dis souvent en interview mais si Katsuhiro Ōtomo était mon père, Mœbius serait mon grand-père [rires].

Quels sont vos mangas préférés du moment ?

M. I. | On a un vrai coup de cœur pour Les Liens du sang de Shūzō Oshimi [publiés en France aux éditions Ki-oon].

Pour une grande partie des lecteurs de mangas français, Naruto est incontestablement l’une des trois meilleures œuvres du genre. Ça serait quoi votre top 3 mangas ? 

M. K. | Dragon Ball, Akira et L’Habitant de l’infini de Hiroaki Samura.

M. I. | Dragon Ball, JoJo’s Bizarre Adventure et Parasite de Hitoshi Iwaaki.

© Shūeisha/Kana